« La Passion de l’incertitude », de Dorian Astor
« Incertitude » est devenu un des mots-clés d’aujourd’hui. Naguère, la notion campait tranquillement dans les marges de nos connaissances et de nos actions. Il existait évidemment des franges d’imprécision, d’aléatoire, d’imprévisible. Mais on en était venu à les considérer comme d’ultimes scories de l’ignorance, des restes d’imperfection qui allaient être bientôt éradiqués.
La pandémie de Covid a tout changé. Elle a installé au premier plan l’incertitude des savoirs, des pouvoirs, des existences. Presque tout, des décisions infimes du quotidien aux politiques internationales, s’est montré soudain pétri d’incertitude. De fait, cette situation n’est pas une réalité nouvelle, dès qu’on réfléchit un peu. Mais elle est devenue centrale. Impossible, désormais, de regarder ailleurs. L’incertain est notre lot.
Reste à savoir en quel sens exactement. Et jusqu’où, et avec quelles conséquences. Cette réflexion de fond, désormais indispensable, sur la nature et les effets de l’incertitude, le philosophe Dorian Astor l’entame avec brio. La Passion de l’incertitude, titre de son essai, suggère d’emblée qu’il ne s’agit en aucun cas d’une affaire de raison pure. Certitude et incertitude sont avant tout, il le souligne, pulsionnelles, affectives, sentimentales. Ce sont d’abord des croyances, convictions, adhésions – bien avant de susciter raisonnements, déductions, argumentations. Parce que l’incertitude aurait à voir avec la crainte, et que la certitude serait une terreur surmontée.
Au fil de 68 fragments
L’incertitude serait donc bien une passion, aussi bien au sens classique du terme (émotion que l’on subit) qu’au sens moderne (attention à cultiver ardemment). Toutefois, ce bref « traité des passions » n’a rien d’un exposé dogmatique, et tout d’une variation musicale. Au fil de 68 fragments, de quelques pages à quelques lignes, on verra alterner, s’opposer, se répondre références et fulgurances, analyses conceptuelles et souvenirs intimes. Le tout dessine un paysage singulier, par moments attachant, souvent éclairant, parfois irritant, toujours intelligent.
On y découvre, par exemple, que l’incertitude, associée généralement à l’avenir, aurait en fait plus à voir avec hier qu’avec demain. « Que s’est-il passé ? » : l’interrogation inquiète vertigineusement car elle scrute l’origine, la genèse de ce que nous sommes. Au point de faire passer « Que va-t-il arriver ? » pour une incertitude banale, presque faiblarde. De page en page, ces basculements de perspective se multiplient, des lignes de crête s’esquissent. Le philosophe entrecroise l’héritage de Zarathoustra et celui de la psychanalyse, sans oublier les écoles de sagesse antiques ni l’ébranlement écologique actuel.
Musicien, autrefois chanteur d’opéra, et spécialiste de Nietzsche, auquel il a consacré des travaux remarqués, Dorian Astor commence à faire entendre résolument sa propre voix. Il incite finalement à une forme d’incertitude bien tempérée. Elle permettrait – peut-être, puisque rien n’est assuré… – d’échapper à ce piège majeur de l’époque : le couplage infernal du fanatisme (incertitude anéantie) et du relativisme (incertitude totalitaire). Maxime à retenir : « On n’est jamais certain de ce qu’on dit, c’est même pour cette raison qu’on donne des arguments ou des coups de poing, qu’on écrit des livres entiers ou qu’on égorge son prochain. » Savoir cela ne garantit aucun paradis. Evidemment. Mais si on l’oublie, tout est pire.