Beaux livres 2020. « Atlas des mondes imaginaires » et « Anatomica »
CARTOGRAPHIER L’INVISIBLE
A Eschtenburg, une fois franchi la rivière par le pont Tristan, traversé les jardins espagnols, longé les bâtiments de l’université, le dédale de petites rues de la vieille ville conduit au palais. A moins qu’on ne préfère déambuler sur la rive de l’Eschten jusqu’à la cathédrale et prendre le funiculaire, juste en face du parvis, pour contempler la cité du sommet du Rocher. Le plan indique tout, avec la plus parfaite netteté…
Seule particularité : cette promenade n’est possible que sur la carte. Eschtenburg est une ville imaginaire, capitale de la Razkavie, pays fictif dont Sally Lockhart, jeune Londonienne pauvre, devient la reine dans le roman à succès de Philip Pullman, La Princesse de Razkavie (Gallimard, 2004). L’auteur voulait un plan à l’ancienne, où l’on discerne les moindres détails, des ruelles tarabiscotées au café Florestan… Il s’en explique, dans l’Atlas des mondes imaginaires, en compagnie d’une vingtaine d’autres écrivains. Tous décrivent leur relation personnelle à ces vrais-faux documents, au milieu d’une iconographie souvent insolite.
« J’ai sagement commencé par une carte avant d’y écrire l’histoire », confiait Tolkien, en 1954. Le maître du Seigneur des anneaux était féru de ces planisphères fabuleux qui s’affichent réels, topographiant le royaume de Narnia et tant d’autres. Ces écrivains-géographes rêveurs forment une longue lignée. Elle rassemble notamment Swiftpour Gulliver, Defoe pour Robinson Crusoé, Stevenson pour L’Ile au trésor, sans oublier Jules Verne, Faulkner… et une foule de classiques et de contemporains, oubliés ou populaires. Pour sa part, Brian Selznick évoque les contrées intérieures du corps humain, ces étranges paysages secrets que dévoilent les écorchés.
Personnes sensibles s’abstenir
Pour explorer ce labyrinthe, pas de guide plus sûre que Joanna Ebenstein. Chercheuse et artiste new-yorkaise, elle s’est consacrée depuis une dizaine d’années à l’interface baroco-macabre entre médecine et arts. Dans Anatomica, elle arpente avec délectation « l’art exquis et dérangeant de l’anatomie humaine ». Personnes sensibles s’abstenir : peaux soulevées, dissections, planches en couleurs peuvent heurter des cœurs fragiles. Les autres, en revanche, devraient se prendre au jeu des curieuses rêveries que suscitent ces voyages tatillons dans les muscles, veines et tendons. Viscères, ligaments, cerveau, abdomen, poumon, cœur se livrent tour à tour comme autant de paysages insolites, à la fois réels et fantastiques, banals et affolants, voisins et inaccessibles.
Entre cabinet des merveilles et musée des horreurs, rien n’est épargné à ceux qui s’aventurent dans ces contrées normalement invisibles, étendues sous la peau – ni les fœtus, ni les organes génitaux, ni les circonvolutions des yeux et de la bouche, ni la mécanique des pieds et des mains… L’oscillation émotionnelle permanente que ces images font éprouver – répulsion et intérêt, fascination et malaise, attirance et rejet… – soulève quantité de questions intéressantes. Sur ce que nous voulons voir des corps et sur ce que nous refusons, évidemment. Mais aussi sur les motivations, avouées ou inavouables, de tous ceux qui ont travaillé à dresser ces représentations véridiques de la chair dépliée. Médecins, graveurs, peintres, sculpteurs… animés par quoi ? Désir de savoir, ou jouissance morbide, amour de l’objectivité, ou goût de l’effroi subjectif ? Ou bien tout cela ensemble ?