« Métamorphose du sujet », d’Elsa Godart
ET SI NOUS CHANGIONS DE SUJET ?
Passer d’un thème à un autre, par méthode, ou par quelque gambade menant du coq à l’âne, c’est le sens banal de l’expression « changer de sujet ». Mais quand on l’entend d’un point de vue philosophique, elle concerne tout autre chose. Comment évoluent nos manières d’être un sujet ? De quelles façons nos subjectivités changent-elles ? Sur ce registre, il s’agira de scruter comment « être soi », loin de constituer une donnée immuable, une situation à jamais fixe, résulte d’un processus évoluant au fil de l’histoire, en relation notamment avec les perspectives culturelles et techniques qu’offre chaque période.
Tel est le vaste champ qu’explore Elsa Godart dans un opus d’une ampleur comme on n’en voit plus depuis longtemps. Globalement intitulée Métamorphose des subjectivités, cette recherche couvre trois volumes, un millier de pages, plusieurs siècles de l’histoire occidentale et se tient au carrefour de la philosophie, de la psychanalyse et de l’analyse des mondes virtuels les plus récents. Fruit d’une vingtaine d’années de travail, cette somme, issue de trois thèses successives soutenues par Elsa Godart, reflète aussi son parcours personnel : formée à la philosophie, devenue psychanalyste, elle s’est aussi illustrée, ces dernières années, par des analyses remarquées sur les selfies et les nouvelles pratiques numériques.
Mouvement profond
A défaut d’un résumé, impossible en quelques lignes, il faut indiquer comment s’articulent les volets de ce triptyque. Le premier explore « le sujet de la conscience », qui ne correspond pas simplement à la capacité humaine universelle de dire « je », mais à l’émergence de l’examen de soi-même, à l’observation d’une intériorité spécifique. Le Moyen Age européen aurait vu apparaître ce dispositif, en particulier avec Bernard de Clairvaux. Le deuxième volet, sous l’égide de Marx, et surtout de Freud et de Lacan, précise la singularité du « sujet de l’inconscient » : le désir se tient à l’extérieur du « je ». Ce dernier est porté par une volonté de jouissance dont l’origine lui échappe. Il peut malgré tout, parfois, parvenir à la faire sienne.
Pour bien saisir comment s’articule aux précédents le troisième volet, consacré à l’hypermodernité et aux métamorphoses du sujet déclenchées par la vie numérique, ses connexions permanentes et ses avatars virtuels, une précision s’impose. Cette fresque ne se veut pas statique. Elle dessine un profond mouvement, plutôt que trois tableaux figés côte à côte. Le sujet classique était supposé maître de lui-même, celui de la modernité était fracturé et dissocié. Aujourd’hui, entre réseaux sociaux et images démultipliées, un nouveau sujet « augmenté » deviendrait possible, en voie de se « resubjectiver » selon des modalités inédites et des relations multiples aux autres.
Voilà qui est fort intéressant, et soulève aussi quantité de questions. Ce découpage historique n’étant pas le seul envisageable, comment s’articule-t-il à d’autres, par exemple celui de Foucault ? La métamorphose actuelle ne serait-elle pas surestimée, et considérée avec trop d’optimisme ? Comment penser tous ses processus en dehors de l’Occident, dans des contextes culturels porteurs d’autres héritages et de formes dissemblables de subjectivité ? Susciter ce genre d’interrogations, à la mesure de l’attention et de l’intérêt mobilisés, c’est le propre des grands travaux.