« Kaspar l’obscur », d’Hervé Mazurel
KASPAR HAUSER, HORS DE L’HISTOIRE
Trois cents volumes, au bas mot, lui ont été consacrés. Et environ 1 500 études. Sans oublier un poème de Verlaine, plusieurs films, de multiples enquêtes pour élucider les mystères de sa biographie. Depuis ce lundi de Pentecôte de 1828, un 26 mai, où un jeune homme d’environ 16 ou 17 ans apparut, place du Suif, à Nuremberg, une lettre à la main, pétrifié, répétant quelques mots, disant se nommer Kaspar Hauser, le personnage est devenu une énigme et un mythe. Nul ne sait avec certitude quand il est né, qui il était, pourquoi il avait grandi isolé, dans un « trou », selon son expression, nourri de pain et d’eau, sans voir âme qui vive. Ni pour quel motif il mourut poignardé, quelques années après son affolante arrivée parmi les êtres parlants, le 18 décembre 1833.
Le remarquable essai de l’historien Hervé Mazurel ne cherche pas à établir la vérité sur les origines de « l’orphelin de l’Europe », qui passionnèrent l’opinion de l’époque et continuent d’aiguiser les curiosités. Si le chercheur a relu tous les témoignages du temps, des rapports de police aux mémoires des médecins, ce n’est pas pour savoir si Kaspar fut ou non un prince héritier mis à l’écart par quelque intrigue. L’opacité de ce destin est ailleurs, comme le vertige qu’il suscite.
Tout tient au choc de deux extrêmes. D’un côté, la longue solitude d’une vie continûment enfermée, immense silence obscur, sans relation à aucun entourage. Cette claustration a fait de l’adolescent une sorte d’extraterrestre au psychisme insolite. Sur l’autre versant, son immersion soudaine et brutale dans la société des humains – avec leur langage, leurs usages, objets, ceux du monde allemand au temps du romantisme. A la jointure impossible des deux, les souffrances indescriptibles d’un humain non socialisé, jeté d’un coup au milieu des autres.
Les gestes et les mots
Scrutée à la loupe, cette collision permet de mieux saisir ce que la construction du psychisme individuel doit à la relation aux autres, de manière générale, mais aussi, de façon délimitée, à l’acculturation dans un milieu social et historique donné. C’est pourquoi Hervé Mazurel s’intéresse finement aux moindres indices concernant les gestes et les mots de Kaspar. Il interroge par exemple ses difficultés à prendre les objets, sa propension à garder les doigts tendus, sa manière de s’asseoir au sol les jambes raides. Il explore sa façon de parler de lui à la troisième personne, de ne pouvoir regarder les autres en face, de construire de curieuses périphrases ou de taper sur la table en parlant. Parce que cet homme sans éducation a grandi « en dehors » de la société et de l’histoire, ses comportements et sa sensibilité font apercevoir à quelle profondeur insoupçonnée elles nous façonnent du dedans.
Historien des affects et des imaginaires, maître de conférences à l’université de Bourgogne, déjà remarqué pour son imposant Vertiges de la guerre. Byron, les philhellènes et le mirage grec (Les Belles Lettres, 2013), Hervé Mazurel réussit une illustration originale des croisements possibles entre psychanalyse et archives. Son livre à venir, annoncé à La Découverte pour le printemps 2021, L’Inconscient ou l’Oubli de l’histoire. Profondeurs et métamorphoses de la vie affective, devrait approfondir et expliciter cette thématique importante.