Le Bouddha a-t-il existé ?
Comme Socrate, comme Jésus, le Bouddha n’a jamais rien écrit. Chacune à sa manière, ces trois figures ont transformé durablement l’humanité par leurs seules paroles. Depuis longtemps, on s’interroge sur la transmission de leurs propos. Est-elle fiable ? Les discours qui leur sont attribués sont-ils authentiques ? Pour l’enseignement de Socrate, on scrute Platon, Xénophon et quelques autres. Pour les paroles du Christ, l’exégèse des Evangiles et des textes apocryphes remplit des bibliothèques entières.
Avec le Bouddha, la situation est moins connue. Mais elle est bien plus compliquée. Parce que les textes sont très nombreux, volumineux, de date et de contenu divers, bien que tous, à tort ou à raison, se réclament de son héritage oral en droite ligne.
Une même formule, « ainsi ai-je entendu… », ouvre des centaines de sutras, textes supposés transmettre l’enseignement du Bouddha. Ils se présentent comme les témoignages de disciples-auditeurs qui auraient écouté, de son vivant, ses explications et analyses. Celles-ci sont extrêmement nombreuses parce que le Bouddha aurait prêché, dialogué, répondu, enseigné durant plus de quarante ans, au cours de ses déplacements dans la vallée du Gange. Cette longue pérégrination prend place entre son « éveil » (bodhi en sanskrit, le Bouddha, c’est-à-dire « l’Eveillé », étant un surnom) et sa mort, son « nirvana complet » (parinirvana), à plus de 80 ans.
Six siècles d’attente
Le premier grand problème, c’est le temps écoulé entre ces paroles et la rédaction des textes. Plusieurs siècles ! Si un fondateur « historique » a enseigné, ce fut probablement vers la première moitié du Ve siècle avant notre ère, bien qu’il n’existe aucune certitude. La date estimée de la mort du Bouddha varie en effet de 486 à 261 avant notre ère, et trois volumes de recherches sur la question, publiés à Göttingen dans la décennie 1990, relèvent qu’aucun consensus ne se dégage. Or le tout premier canon fixant par écrit les récits des auditeurs, celui du Theravada, n’est rassemblé qu’au Ier siècle de notre ère, donc de 300 à 600 ans plus tard. Et un bon nombre de sutras sont attribués au Bouddha plus tardivement encore, un millénaire ou plus après sa mort.
Tout le monde admet qu’un temps considérable s’est donc écoulé entre la vie supposée du prince Gautama, devenu Bouddha, et les textes censés recueillir ses paroles. Comment leur faire confiance ? La réplique habituelle est que ces enseignements auraient été mémorisés par les auditeurs, conservés et transmis scrupuleusement, avant d’être transcrits sur les feuilles de palmier qui servaient alors de support. Cela n’est pas exclu. Mais c’est impossible pour la totalité des textes.
Car la quantité de propos attribués au Bouddha est absolument considérable. Toutes écoles et traditions confondues, on compte plusieurs centaines de volumes ! En outre, leur extrême diversité doctrinale soulève de nouvelles difficultés. La réponse la plus simple, pour maintenir une unité, soutient que les intuitions fondatrices sont les mêmes. La diversité apparente des points de vue, voire la profusion des divergences, refléteraient les variations, selon les époques et les sensibilités, d’un même noyau de départ.
A la racine de tous les bouddhismes – ancien et moderne, indien et chinois, tibétain et japonais, ramifiés au fil des siècles en d’innombrables écoles parfois opposées… – se tiendrait l’enseignement originaire d’un homme qui aurait vécu en Inde, peut-être à la même époque que Socrate en Grèce. Qui était-il ? Quelle fut sa vie ? Il existe une réponse standard à ces interrogations. Résumons-la.
Curriculum vitae
Dans le nord de l’Inde, à Lumbini (dans l’actuel Népal) naît un prince dont la vie se trouve d’abord préservée de toute perception de la souffrance. Devenu presque adulte, il découvre la misère humaine en croisant successivement, dit-on, un malade, un vieillard, un mort. Il entrevoit l’existence d’une solution en faisant la rencontre d’un sage. Il forge alors le projet de trouver comment sortir du mal-être humain, si toutefois pareille délivrance existe. Quittant sa vie luxueuse, sa femme et son fils, il coupe ses cheveux et devient le disciple de mauvais maîtres, qui l’incitent à des pénitences excessives. Six années durant, il pratique sacrifices et jeûne. Au bord de la mort sans avoir progressé, il abandonne ces austérités comme il avait abandonné son palais.
Ayant dit adieu à ces deux extrêmes, luxe et mortifications, il décide d’y voir clair par lui-même, de méditer sous un arbre jusqu’à la solution ou bien à l’abandon. Un « éveil » lui fournit alors la vision du réel et de son fonctionnement. C’est une intuition, un insight, non un processus intellectuel et déductif, mais tout devient clair, le chemin vers la fin de la souffrance est découvert. L’Eveillé, le « Bouddha », craint pourtant que personne ne le comprenne. Passé un temps d’hésitation, il se décide finalement à enseigner.
Sa première prise de parole aurait eu lieu au parc des Gazelles, à Sarnath, non loin de l’actuelle Varanasi (Bénarès). Connue sous le nom de « mise en route de la roue de la Loi », elle énonce les « quatre vérités » fondatrices de la voie bouddhiste : 1. Tout ce qui est impermanent est souffrance ; 2. L’origine de cette souffrance est l’attachement ; 3. La cessation de la souffrance passe par la fin de l’attachement ; 4. Cette fin de l’attachement peut être atteinte par une conduite juste et les huit préceptes qui y président.
L’immense suite, faite de dialogues, de paraboles et de prédications, illustre et précise les conséquences multiples de ce diagnostic, avant tout pragmatique et à visée thérapeutique. A 80 ans passés, le Bouddha serait entré dans le parinirvana. Ses disciples auraient oeuvré peu à peu au rassemblement et à la diffusion de son enseignement.
L’éléphanteau et les 40 dents
Cette biographie succincte, très résumée, est aussi très vague. Somme toute, elle dit qu’un homme cherche la délivrance et finit par la trouver. Rien n’assure que ce soit la vie réelle d’un personnage identifiable. Surtout, le résumé qu’on vient de lire a été expurgé du merveilleux et du fantastique dont les textes originaux demeurent constamment imprégnés. Dès qu’on s’y reporte, le paysage devient radicalement différent.
Un éléphanteau vient féconder par la jambe la mère du futur Bouddha, qui naît de cette immaculée conception. A peine sorti du ventre de sa mère, il se dirige en rugissant vers chacun des points cardinaux et proclame : « Ceci est ma dernière naissance. » Et ce ne sont là que de modestes échantillons des superpouvoirs cosmiques du Bouddha, dont on ne peut dénombrer les combats victorieux contre les démons, ni les exploits psychiques, ni les aventures extraordinaires tout au long d’une vertigineuse série de vies antérieures.
On peut compter, en revanche, les signes physiques auxquels se reconnaît un Bouddha. Il y en a exactement 32, que décrivent en détail les textes anciens en pali et en sanskrit. Par exemple l’empreinte d’une roue à mille rayons sur la paume des mains et la plante des pieds, un réseau de lumière blanche entre les doigts et les orteils, 40 dents de taille égale, une boucle de cheveux blancs entre les sourcils…
Vite, faisons le tri ! Eliminons ces insanités, fables idiotes, superstitions. Extrayons de ce fatras les éléments d’une philosophie et d’une spiritualité. Tentons de filtrer cet amas de contes miraculeux pour conserver uniquement ce qui peut constituer une réalité objective et raisonnable, la vie du Bouddha historique…
Telle est l’attitude la plus commune, depuis presque deux siècles, des spécialistes occidentaux. Ils veulent passer au tamis ce mélange hétéroclite, reconstituer la « doctrine-médecine » du Bouddha, plus proche des écoles de sagesse antique que des superstitions populaires. Ils privilégient les recherches logiques et métaphysiques que les bouddhistes ont élaborées. Ils cherchent enfin à cerner, derrière légendes et déifications, les données biographiques d’une existence réelle, comme le fit notamment André Bareau, professeur au Collège de France, dans les trois volumes de ses Recherches sur la biographie du Bouddha (1971-1995).
Une affaire occidentale
Ce sont les Occidentaux qui ont posé la question de la réalité historique objective de la vie du Bouddha. Elle demeurait sans pertinence aucune pour les bouddhistes, pour deux raisons principales. D’une part, la notion même de biographie, dans l’Inde ancienne, fut très longtemps dépourvue de sens et de contenu. On s’intéressait aux doctrines, aux intuitions et aux argumentations, sans se soucier le moins du monde de leur auteur ni de son parcours. D’autre part, quand des disciples furent conduits, tardivement, à composer des récits de la vie du Bouddha, ils n’étaient absolument pas préoccupés de démêler les faits réels des récits surnaturels. Cette exigence n’existe que pour les modernes.
La reconstitution objective du Bouddha historique est bien un projet européen, et relativement récent. Si l’on remonte dans le temps jusqu’en 1820, on s’aperçoit que personne, à Paris, à Londres ou à Berlin, en ce temps-là, ne sait rien qui vaille du bouddhisme. Le mot n’existe même pas, on hésite entre plusieurs appellations. Certes, depuis la Renaissance, il est arrivé que des missionnaires ou des commerçants croisent des moines bouddhistes en Chine, au Japon, en Birmanie. Mais on ignorait ce qui les reliait.
J’ai passé de nombreuses années, au CNRS, à explorer cette préhistoire, à esquisser le processus spécifique de la découverte occidentale et les commentaires philosophiques, souvent oubliés, qu’elle a suscités au XIXe siècle, de Hegel à Nietzsche en passant par Schopenhauer.
En Europe, il y a 200 ans, on ignorait donc pratiquement tout du Bouddha, des traits distinctifs de sa doctrine, des ramifications de son influence. Peu à peu, entre 1830 et 1880, sa figure s’est constituée et précisée dans le regard occidental, en combinant paradoxalement compassion et immanence, pragmatisme et sagesse, douceur et nihilisme. En tout cas, il était admis que le Bouddha avait existé. Sous les sédiments de la dévotion, les fioritures des rituels, un personnage pouvait se discerner, qui ne prétendait pas être un dieu – plutôt un thérapeute.
Criblage méthodique et incertitudes
Pour séparer les faits et gestes de l’homme des fables travestissant sa biographie, les experts ont partagé cette conviction : les éléments anciens seraient les plus authentiques, les ajouts tardifs seraient les moins fiables. Comme si une histoire simple à l’origine avait été peu à peu enjolivée et « mythologisée ». En ôtant le fantastique, on parviendrait à isoler un noyau de réalité.
Cette méthode est aujourd’hui mise en cause, et les convictions qui la fondent sont ébranlées. Les travaux menés par Bernard Faure, professeur à Columbia et l’un des meilleurs spécialistes mondiaux, illustrent clairement ce changement de perspective. Dans Les Mille et Une Vies du Bouddha (Seuil, 2018), il accumule les arguments en faveur d’une nature purement exemplaire et paradigmatique du Bouddha, qui aurait seulement une existence textuelle et spirituelle sans cesse remaniée, et non une existence passée bien réelle, archéologiquement détectable. Pour éviter les malentendus, il faut préciser que cette mise en cause ne constitue en aucune manière une négation des doctrines ni une offense faite aux bouddhistes.
S’il était établi que Jésus n’a pas existé, il va de soi que cela transformerait radicalement le christianisme. En revanche, si Socrate n’était qu’un personnage de fiction, la philosophie n’en serait pas véritablement bouleversée. Si le Bouddha n’était pas un homme réel, qu’y aurait-il de différent dans les bouddhismes, leur diffusion, leurs prolongements, leur influence ?
Curieusement, rien. En effet, si l’on admet que les récits de la vie du Bouddha constituent seulement la matrice d’une expérience spirituelle, perpétuellement reprise, réexplorée, réinventée, la perspective d’ensemble demeure inchangée. Les textes aussi. Les traditions également. Si le Bouddha n’a pas existé sous la forme d’un homme effectivement né et mort, il existe durablement sous la forme d’un projet aux accomplissements réels innombrables.
Pour ma part, j’ajouterais que, s’il en était ainsi, ce serait bien plus juste sur un plan spirituel. De même qu’il n’y a pas, du point de vue bouddhiste, de penseur derrière la pensée, il n’y aurait pas de Bouddha derrière le bouddhisme. Dans cette perspective, sa figure ne serait ni fictive ni réelle, ni existante ni inexistante. Or, on ne saurait oublier que la démarche bouddhiste se définit elle-même, avant tout, comme « voie du Milieu ».
C’est vrai dans le récit biographique : ni palais luxueux ni mortifications. C’est le cas également dans la pratique : ni excès de zèle ni relâchement. En fait, cette double négation, « ni (ceci) ni (l’opposé) » est le fil conducteur de cette pensée. En faisant un pas de plus, avec le philosophe et logicien bouddhiste Nagarjuna, qui vécut vers le IIe siècle de notre ère, on se rendra compte que « voie du Milieu » et « vacuité » sont identiques. En effet, si l’on écarte aussi bien l’être que le néant, et l’affirmation aussi bien que la négation, alors le chemin ouvert « au milieu » par cette double évacuation est libre. Cette place est celle du Bouddha.
Plus simplement, qu’on se souvienne des premières représentations du maître qu’avaient inventées ses disciples : un trône vide, des empreintes de pieds. Les signes distinctifs du Bouddha sont ceux d’une absence accomplie, pas d’une présence réelle triomphante. Tout ceci concorde.
A lire
• Le Culte du néant. Les philosophes et le Bouddha, par Roger-Pol Droit (Seuil, 1997, Points, 2004). Une histoire de la découverte du bouddhisme par les Européens et des premières analyses philosophiques du bouddhisme, de Hegel à Nietzsche.