Les superstitieux, ce sont les autres !
« La sainte fête de Noël donne lieu à de nombreuses superstitions ». Où donc ? « Chez les papistes aveugles ». Celui qui parle, on l’aura compris, est un piétiste luthérien. A ses yeux, les gens d’en face – égarés, ignares, subjugués, mystifiés… – se livrent à « d’ignobles mascarades » qu’il faut dénoncer. Parce qu’ils déforment tout, ne comprennent rien, perdent le sens commun, et nuisent ainsi à eux-mêmes comme aux autres. Le texte fut publié, en allemand, en 1642. Son auteur se nomme Freud, se prénomme Michael, et semble fort oublié.
Mais ce qu’il dit apprend beaucoup. Pas simplement sur Noël à cette époque, ni sur les conflits issus de la Réforme, toutes choses lointaines. Il permet de comprendre que le diagnostic de superstition fonctionne d’abord selon un processus de séparation. De « notre » côté se tient la vraie foi, ou bien ses substituts : la raison, le bon sens, la science, la lucidité, la civilisation… Leur contraire, incarné par la superstition, avec son cortège supposé d’aveuglement, d’inculture, de crédulité et de primitivisme, fleurit chez « les autres ».
Voilà ce que confirme, à foison, L’Europe des superstitions, riche anthologie de textes, du XVIe au XXe siècle. On y suivra de vieilles querelles religieuses à propos des reliques, de leur pouvoir, de la légitimité du culte qui leur est rendu. On découvrira, au passage, cette édifiante coutume rurale : jeter à l’eau l’image d’un saint, afin de le contraindre à exaucer les prières… Au fil de plusieurs dizaines de textes, éclairés chacun par une notice détaillée, on pourra voyager, à son gré, au sein de quatre siècles de définitions et descriptions des croyances aberrantes.
Dans ce périple, les philosophes occupent une place de choix. Bacon, Descartes, Hobbes, Spinoza, Pascal, Malebranche, Bayle, Fontenelle, Montesquieu sont au rendez-vous. Mais aussi Hume, Helvetius, Rousseau, d’Holbach, sans oublier Schopenhauer, Nietzsche ou Bergson. Avec chacun sa tonalité et ses nuances, bien entendu. Toutefois, sans surprise, leur visée commune consiste presque toujours à dénoncer la dérive, à expliquer la faiblesse – des autres, de l’humaine déraison… qui n’atteint pas leurs esprits éclairés.
Des exceptions, malgré tout, sont à noter. Ainsi Descartes confie-t-il à la princesse Elisabeth qu’un « cœur gai » et des « sujets de joie » favorisent sans doute le succès même… « dans les jeux de hasard » ! Et Bergson, à contre-courant, développe ce paradoxe intéressant : la superstition, loin de signaler la bêtise, devrait être considérée comme marque de l’intelligence, de son inquiétude essentielle. Le volume rassemble également, mêlés à ces multiples analyses philosophiques, des témoignages d’archives, des textes d’historiens, d’explorateurs, de romanciers, d’apologistes, de théologiens…
Cette richesse hétéroclite constitue à la fois la force et la faiblesse de l’entreprise, qui a mobilisé une cinquantaine d’universitaires, sous la direction de trois chercheurs. La grande diversité et les nombreuses approches qu’elle permet constituent à l’évidence des points positifs. Malgré tout, on ne sait pas clairement, en fin de compte, quelle intention directrice préside à la mise à disposition de cette masse de documents, ni quelle méthode a guidé leur choix. Qu’on se rassure… il n’y a rien là qui porte malheur.
L’EUROPE DES SUPERSTITIONS
Une anthologie XVIe-XXe siècle
sous la direction de Boris Klein, Philippe Martin, Sébastien Roman
Les Editions du Cerf, 548 p., 26 €