« L’Ethique » de Spinoza Cinq ruptures et une fidélité
Pourquoi, depuis 1677, l’Ethique de Spinoza, n’a-t-elle cessé d’être lue, scrutée, commentée, de génération en génération, par des lecteurs très dissemblables ? Qu’a donc d’inépuisable cet étrange livre-univers, organisé comme un traité de géométrie qui veut élucider nos passions et notre salut en ce monde ? Répondre en détail occuperait quelques volumes. En schématisant à l’extrême, cinq points peuvent indiquer des éléments de réponse.
1 –
La rupture première tient en trois mots de latin : Deus sive Natura. Le terme central, sive, brise avec des siècles de métaphysique et de théologie. Dieu « ou bien, si tu préfères » la Nature. Dieu, « c’est-à-dire » la Nature. Pas de différence, l’un et l’autre s’équivalent. Dieu n’est donc plus pur esprit, séparé du monde. Il est l’univers, dont nous sommes une partie, et toute chose est en lui. Cause de soi, il est sans autre. Au revoir Platon, le Pentateuque, toutes les pensées de la séparation absolue.
Athéisme ? Oui, en un sens, si l’on compare la doctrine aux anciennes transcendances. Mais rien n’est si simple. Car cette équivalence proclamée possède une autre face : la Nature est presque divinisée, puisque la réalité physique toute entière, y compris nos corps et nos pensées, équivaut désormais à la substance unique et infinie.
2 –
Une deuxième rupture s’ensuit, pas moins bouleversante : Dieu-la Nature se trouve dépourvu de volonté libre, et nous également. Chaque événement découle nécessairement des propriétés intrinsèques de la substance infinie, comme les propriétés géométriques du cercle ou du triangle découlent de leur nature propre. Rien ni personne n’est à l’origine de ses propres actes, pas plus Dieu que le petit délinquant, ou le grand héros. Si les hommes se croient libres, c’est qu’ils ne savent pas ce qui les détermine. Par ignorance, ils s’attribuent un pouvoir de décider, pure illusion, et ils forgent la chimère d’une « volonté » de Dieu.
3 –
Faut-il en conséquence dire adieu à tout jugement moral, à toute action de justice ? Pas complètement. Une rupture numéro trois sauve les tribunaux, l’ordre public, les châtiments, alors même que les fondements anciens de la morale se trouvent ruinés. Blâmer le criminel est vain, puisqu’il n’est pas responsable de son crime, si le libre-arbitre est un fantôme. Mais on peut l’emprisonner pour l’empêcher de nuire. Personne ne considère l’orage comme librement responsable de la grêle, malgré tout on protège les récoltes. Les désirs des criminels sont nuisibles, même s’ils n’en sont pas responsables.
4 –
Car le désir mène toutes les affaires humaines. Ce désir – nouvelle rupture avec la tradition – est une plénitude et non un manque, une positivité et non la marque d’une privation. Ce qui implique un renversement capital : un homme ne désire pas une femme parce qu’elle est belle, il la trouve belle parce qu’il la désire. Nos élans, nos jugements ne sont pas façonnés du dehors, ils émanent du dedans. Est-ce à dire que nous sommes enchaînés à jamais à nos travers, que nos actes sont conditionnés et mécaniques ? Pas du tout. L’Ethique explique comment la joie, la béatitude, l’éternité, le salut sont possibles…
5 –
Par quelle voie ? La connaissance des causes qui nous déterminent. Ce savoir rend libre, mais en un sens neuf, aux antipodes de l’arbitraire et du caprice. Rupture ultime avec la révélation et les peurs. Par la raison et la connaissance des causes, le sage-savant se défait des illusions, vains espoirs, rancoeurs absurdes, passions tristes. Il comprend que la réalité est perfection : rien n’y manque. Alors ses pensées, donc sa vie, participent de l’éternité.
L’incomparable prouesse de Spinoza dans l’Ethique est d’avoir conjugué ces mutations radicales en quelques dizaines de pages. Voilà pourquoi on ne cesse de le lire et de l’interpréter. Son paradoxe ultime est sa fidélité à l’idéal antique d’une vie philosophique placée sous le contrôle absolu de la raison. Il ne rompt pas avec ce rêve, et le porte au contraire à son paroxysme. Pour quitter cet horizon, il faut attendre Schopenhauer, Freud, et plus encore Nietzsche.