HUIS CLOS 6 APPRENDRE A ESPERER
Les nouvelles sont mauvaises, d’où qu’elles viennent. Ces paroles de Stephan Eicher disent ce que nous vivons. Difficile de « déjeuner en paix ». Jour après jour s’accumulent les morts, les inquiétudes et les exaspérations. Horizon sanitaire sombre, perspectives économiques désastreuses, avenir bouché… En pareilles circonstances, parler d’espoir, est-ce être idiot, benêt, naïf ?
Pour vivre de manière lucide et sereine, beaucoup prétendent qu’il faut en finir avec cette illusion. Critiquer sévèrement l’espoir est une manie chez les philosophes, quand ils daignent s’en préoccuper. Bien souvent, ils le passent sous silence, comme si cette dimension centrale de l’existence était sans intérêt. Mais ceux qui lui prêtent attention ouvrent le feu sans ménagement.
Les principaux griefs sont toujours les mêmes. L’espoir, disent ses détracteurs, nous transporte ailleurs, dans des lendemains imaginaires. La sagesse exige au contraire que nous vivions dans le réel, ici et maintenant. « Nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient » souligne par exemple Pascal.
Autre méfait : l’espoir interdit la sérénité, suscite l’agitation. Redoutant l’échec de notre rêve, nous enflammant à l’idée de sa réalisation, craignant de nouveau la déception, nous ne cessons et de craindre et d’espérer, ballotés sans cesse entre ces émotions jumelles. Spinoza insiste sur ce point. Il en tire ce verdict sans appel : « Plus nous efforçons de vivre sous la conduite de la Raison, plus nous efforçons de nous affranchir de l’espoir. » (Ethique, IV, 47, scolie)
Malgré tout, une toute autre dimension à prendre en compte. Car aucune action humaine n’est rigoureusement dépourvue d’espoir, qui est en fait le nom du désir d’aboutir, de réaliser un projet. Même Spinoza espère… ne plus se faire piéger par l’espoir. Grand penseur contemporain, Ernst Bloch (1885-1977) a réhabilité la notion, montré sa profondeur, ses ambiguïtés, sa place centrale dans l’histoire, et la méconnaissance qui frappe encore ce territoire, « moins exploré que l’Antarctique ».
Dans Le Principe Espérance, œuvre monumentale, conçue et rédigée après la Shoah, Hiroshima et les désastres du XXe siècle, il explique notamment que le « pas encore » (Noch Nicht) – l’horizon du non advenu, la nouveauté à créer – forme le moteur de l’histoire humaine. En politique comme en art, individuellement ou collectivement, l’espoir est crucial. Il crie que l’histoire n’est pas finie, qu’il va y avoir une suite. Encore faut-il « apprendre à espérer », précise Ernst Bloch.
Contre ceux qui voudraient nous apprendre à ne plus espérer, la réplique est de savoir espérer mieux. C’est-à-dire sans illusion. En façonnant un espoir lucide, conscient des risques, capable d’endurer l’incertitude, l’attente, les échecs éventuels. « Docta spes », dit Bloch, un espoir instruit, réfléchi, travaillé, pas seulement émotif et spontané.
Espoir collectif, surtout. Dans Alzaia (Rivages, 2002) le romancier Erri de Luca rappelle que l’espoir, en hébreu, se dit tiqva. Ce mot désigne aussi la corde. Ceux qui espèrent sont attachés les uns aux autres. Non comme des prisonniers, mais bien comme des grimpeurs solidaires. Sans premiers de cordée.
- « Pensées », de Blaise Pascal, GF, 2015.
- « Ethique », de Baruch Spinoza, traduit du latin, présenté et commenté par Robert Misrahi, L’Eclat, « Philosophie imaginaire », 2005.
- « Le Principe espérance », d’Ernst Bloch, traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », trois volumes, 1976, 1982, 1991.
NOTE
Ceux qui souhaitent approfondir ce thème peuvent lire
- Monique Atlan et Roger-Pol Droit L’espoir a-t-il un avenir ? Flammarion, 2016. (voir sur ce site, Livres)