Les prophéties, ça suffit ! Tribune parue dans L’Express le 15 avril 2020
Le bac philo, cette année, n’aura pas lieu. Mais on croule déjà sous les mauvaises dissertations. Un seul sujet : « le monde d’après ». Vous avez quatre heures… Hélas, ce ne sont plus les correcteurs qui souffrent, cette fois, mais tous les lecteurs de journaux.
Michel Foucault a pourtant expliqué, magnifiquement, combien la tâche des philosophes, aujourd’hui, consiste à dresser un « diagnostic du présent ». Il a montré comment le rôle de la philosophie n’est pas de colorier les calendriers de l’avenir. Sa tâche consiste, avant tout, à faire saillir, dans ce qui nous arrive, les réalités que nous ne discernons pas d’emblée.
Tout cela semble allègrement balayé par les pseudo-prophètes du monde d’après. Elucider le présent ? Quelle idée !, disent-ils, seul demain nous intéresse. Forger des outils conceptuels pour saisir l’inédit, la nouveauté, l’étrangeté des événements en cours? Allons donc, nous avons tout ce qu’il faut, puisque nous savons de quoi sera fait le monde d’après !
Les vrais prophètes, ceux des temps bibliques, parlaient souvent à contre-coeur. La plupart auraient préféré ne pas se faire remarquer. Ceux du jour assiègent les rédactions de leur prose. Les vrais, jadis, délivraient des messages déconcertants. Les faux, à présent, ressassent des analyses sans surprise.
Aucun étonnement, donc aucun effort à fournir. Rien de nouveau sous le soleil, rien de surprenant sous le virus. Chacun se contente donc de décrire un monde d’après qui a l’avantage d’être furieusement conforme à ses préjugés d’avant. L’avenir, oui, mais avec des œillères anciennes. Voilà pourquoi toutes ces pseudo-prophéties, radieuses ou sombres, ont un air de déjà-vu qui fait peine à voir.
Chic ! Demain, « tout devient possible », révèle enfin le collapsologue Pablo Servigne. Hélas non, car nous allons payer cher « nos pêchés contre la nature », découvre soudain le philosophe Emanuele Coccia. En fait, l’essentiel serait de mettre en place des « gestes barrières » pour empêcher que tout redevienne comme avant, proclame Bruno Latour. Qu’ils sonnent encore le tocsin des apocalypses, qu’ils annoncent déjà de nouveaux lendemains qui vont chanter, chacun des prophètes est sûr et certain de ce qu’il faut faire comme de ce qu’il faut empêcher.
Chacun se livre, en fait, à son sport habituel. Ici, critique du capitalisme, haine de la technique, catastrophisme écologiste. Là, appel à la subversion populiste, défense des frontières, sursaut national. Tous, pour décrire le monde d’après, gesticulent comme hier. Mêmes tics, mêmes mimiques. Les prophètes chantent à tue-tête « tout va changer » sur l’air de « ma boussole avait raison ».
Est-il si certain que « plus rien ne sera comme avant » ? Personne, dans ce que j’ai pu lire ou entendre, ne cherche simplement, prudemment, ce qui va peut-être changer et ce qui ne va pas se modifier du tout. Parce que le vieux fantasme de révolution redevient si vivace que douter d’un bouleversement radical devient le signe infaillible d’un esprit réactionnaire.
Mieux encore : pour qu’advienne vite le monde d’après, proclamons à l’avance l’inéluctable nécessité d’une lutte pour que tout change ! « On va devoir aussi combattre ceux qui vont nous raconter demain qu’il va falloir continuer à faire comme avant », prophétise Cynthia Fleury. Heureusement qu’on peut se dire, dès aujourd’hui, qu’à ce degré de généralité il n’y a aucun moyen de savoir de quoi on parle.
Il semble pourtant évident que quantité de choses ne changeront jamais, si aiguë que soit cette crise. « Plus jamais ça ! » fut le mot d’ordre de tous au début des années 1920, après les millions de morts de la Grande Guerre, les cadavres pourrissant dans la boue, les femmes veuves ou violées, les enfants orphelins, les pays exsangues. Vingt ans après, tout recommençait.
L’avenir ne dure jamais longtemps. La meilleure leçon de l’histoire est que personne ne retient la leçon de l’histoire. Alors, quand j’entends que « tout va changer », je sors mon scepticisme.
En finir avec ces dissertations toutes prêtes exige de retrouver le minimum de prudence et d’humilité que la situation requiert. Nous ne sommes qu’au tout début d’une série d’effet-dominos aux répercussions innombrables – économiques, sociales et politiques. Ce que nous vivons, jour par jour, est suffisamment inouï et opaque pour que ce soit sur ce seul présent, et sur sa part d’étrangeté, qu’il faille concentrer toute l’attention. Mieux vaut laisser tomber ces prophéties hâtives. Elles sont faciles, fausses, inutiles. Et finalement néfastes.