« De la vraie vie », de François Jullien
Un jour ou l’autre, ce soupçon envahit chacun. Femme ou homme, jeune ou vieux, savant ou pas, nous nous demandons, soudain : « Et si je faisais fausse route ? » Serions-nous en train de perpétuer une existence figée, amoindrie, factice, rabougrie ? Se pourrait-il que ce ne fût pas la vraie vie ? Qu’il y en ait une autre ? Plus intense, plus libre, plus pleine ? Plus surprenante que cette routine, cette pseudo-vie. Plus heureuse, éventuellement. Plus authentique, en tout cas.
Paradoxe de ce malaise si commun : nous sommes vivants, mais nous avons d’un coup l’impression de l’être moins, ou pas encore, voire pas du tout. « Das Leben lebt nicht » (« La vie ne vit pas »), inscrit Theodor Adorno en exergue de ses Minima Moralia (1951 ; Payot, 1980). « La vraie vie est absente mais nous sommes au monde »… C’est à Rimbaud qu’Emmanuel Levinas emprunte pour sa part l’incipit de Totalité et infini (1961 ; rééd. Livre de poche, 1990). François Jullien, dans son nouvel essai, De la vraie vie, rappelle ces formules, les creuse. Le philosophe se confronte à ce qu’elles ont d’énigmatique.
Car il est bien étrange, ce sentiment banal donnant naissance à mille révoltes, espoirs ou résignations, quand nous sentons que la vie n’est pas la vie. Nous imaginons que la « vraie » est ailleurs, en attente, à atteindre. De modernes charlatans se sont emparés de cette inquiétude pour vendre aux crédules un bonheur en dix leçons. Platon et d’antiques philosophes ont depuis longtemps proposé une autre issue, en forgeant la fiction d’une humanité capable de façonner ses pensées comme ses actes sur le modèle idéal d’une vérité éternelle. Il n’y a pourtant aucun motif, souligne François Jullien, d’opposer au présent qui soudain sonne faux l’harmonie d’une autre existence supposée tout entière bonne, ou belle, ou définitivement heureuse.
Aucune vie sans folie, sans écart, sans duplicité
En fait, la vraie réussite de cet essai consiste à esquiver les solutions déjà là, trop simples ou trop sophistiquées. Car il n’existe aucune vie « normale » – sans folie, sans écart, sans duplicité. Pas besoin de recourir à un modèle idéal pour saisir où se tient l’essentiel : dans le refus de coïncider avec la conformité, les répétitions, les contraintes. La « vraie vie », si cette formule a un sens, n’est que ce mouvement, sans cesse réinventé : décoïncider d’avec soi-même. L’inverse, c’est la mort.
François Jullien est mondialement connu comme philosophe scrutant les écarts entre l’Europe et la Chine. Depuis plus de trois décennies, ses livres ont interrogé la métaphysique, la morale et l’esthétique. En revanche, depuis Nourrir sa vie (Seuil, 2005), une autre veine s’est affirmée dans son œuvre, illustrée, entre autres, par Philosophie du vivre (Gallimard, 2011), De l’intime et Une seconde vie (Grasset, 2013 et 2017). Qu’un auteur confirmé ouvre ainsi un nouveau chantier est assez rare pour être souligné.
Il est vrai que ce renouveau correspond à son propos central : l’effort pour ne pas coïncider avec soi-même. On en trouvera un dernier exemple dans l’écriture même de cet essai. François Jullien s’y révèle réellement plus simple, plus dense, plus souple. Le lecteur n’a pas le sentiment de suivre un exposé ou un cours, fussent-ils brillants. Il se trouve entraîné au cœur d’une méditation personnelle, dialogue à la fois intérieur et ouvert.
Signalons également la parution de « François Jullien, une aventure qui a dérangé la philosophie », de François L’Yvonnet, Grasset, 230 p., 19 €, et d’« Art et concepts. Chantier philosophique de François Jullien/Ateliers d’artistes », sous la direction de François L’Yvonnet, PUF, 288 p., 21 €.