« Logos et lemme », de Tokuryu Yamauchi
LOGIQUE D’EUROPE, LOGIQUE D’ASIE
Rencontre impossible ou inéluctable ? La confrontation philosophique entre Europe et Asie préoccupe les chercheurs de façon récurrente. Depuis le rêve d’une « renaissance orientale » au temps du romantisme, les découvertes, analyses et controverses se sont amoncelées durant plus de deux siècles. Malgré tout, rien n’est définitivement conclu. Parce que ici entrent en jeu des questions entrelacées, la plupart de grande ampleur. Sont en effet parties prenantes de cet interminable débat, entre autres, définitions de la philosophie et de la sagesse, conceptions de l’universalité de la raison et des clivages culturels, choix idéologiques et connaissances érudites. Rien d’étonnant, dès lors, à voir les travaux spécialisés occuper des bibliothèques entières.
L’œuvre du philosophe japonais Tokuryu Yamauchi (1890-1982), Logos et lemme, est à marquer d’une pierre blanche. Certes, l’ouvrage est volumineux, touffu et de lecture aride. Certes, l’auteur est peu connu du public français. Etudiant à Kyoto au début du siècle dernier, il suivit ensuite les cours d’Husserl et d’Heidegger à Fribourg. Sachant le grec ancien et le sanskrit, il composa des ouvrages sur la phénoménologie, la philosophie grecque, les logiciens bouddhistes. En 1974, à 84 ans, il publia Logos et lemme. Cette somme, aujourd’hui traduite en français par le grand spécialiste du Japon qu’est Augustin Berque, devrait devenir un ouvrage de référence.
Parce que Tokuryu Yamauchi connaît vraiment les textes, lit Platon et Aristote en grec, Nagarjuna et Dignaga en sanskrit. Quantité de commentaires et de monographies savantes lui sont évidemment familiers. Ensuite, ce qui est plus important, il élabore patiemment ce vaste puzzle philosophique gréco-asiatique pour dessiner un paysage contrasté. Deux logiques s’y opposent, puissantes et distinctes – et non pas, comme on le croit naïvement, une rationalité qui dominerait en Grèce, une intuition qui triompherait en Orient.
La logique occidentale, celle du logos, est bivalente. A son crible, un énoncé est vrai ou faux, une chose existante ou inexistante. Il n’y a pas de troisième possibilité. Affirmation ou négation, être ou néant… aucune autre issue n’est envisageable.
Tout autre est la logique du lemme, qui n’a rien d’irrationnel, mais procède essentiellement selon un geste destiné à faire le vide, non à faire le tri. Ni affirmation ni négation, ni être ni néant, ni chose existante ni chose inexistante…
Connu des Grecs, mais peu exploité par eux, cet axe est privilégié par les logiciens bouddhistes, qui excluent de manière symétrique les termes opposés. De cette différence d’approche, Tokuryu Yamauchi tire une série impressionnante de conséquences, qui touchent notamment au statut de la pensée, à celui de la connaissance et de l’ignorance, aux définitions et aux fonctions distinctes de la causalité dans chacun des univers mentaux dessinés par ces choix logiques différents.
On aurait tort de croire ce type d’ouvrage, si spécialisé qu’il paraisse, réservé aux comparatistes aguerris. Des lecteurs divers devraient tirer profit des portes qu’il ouvre, quitte à faire un peu d’exercice pour apprivoiser la serrure. Faut-il rappeler, par exemple, que Nagarjuna (IIIe-IIe siècle av. J.-C.) a fait récemment son entrée dans la liste officielle des philosophes du baccalauréat, en vigueur à la prochaine rentrée scolaire ?