« Pour comprendre Levinas », de Corine Pelluchon
LA PHILOSOPHIE DE LEVINAS REVISITÉE
L’empreinte d’Emmanuel Levinas (1906-1995) sur la pensée contemporaine est considérable. Il a renouvelé la philosophie, critiquant sa clôture sur l’être, l’essence et la substance. Plus encore, il a transformé l’éthique, montrant comment la relation à l’autre ouvre l’espace primordial de l’humain. Il a conjugué constamment, de manière inédite et inventive, héritage grec et tradition juive… Entre autres.
Un quart de siècle après sa mort, son influence est sensible dans des registres souvent fort éloignés de ses préoccupations explicites. Dans le monde entier, des études de plus en plus nombreuses et diverses lui sont consacrées. Il n’en reste pas moins que son œuvre demeure, dans l’ensemble, plutôt difficile d’accès. Désormais célèbre, elle n’en est que plus exposée aux malentendus et mésinterprétations de toutes sortes.
C’est pourquoi il faut saluer l’effort de clarification entrepris par la philosophe Corine Pelluchon. Son nouvel essai, Pour comprendre Levinas, est issu d’un cours dispensé en 2018-2019 à des étudiants et soignants, dans le cadre d’une formation universitaire intitulée « Humanités médicales ». De manière vivante, précise, accessible, huit leçons retracent le parcours intellectuel de Levinas, la genèse de ses œuvres maîtresses, la singularité de son apport, les répercussions de son travail de fond.
Singularités fondatrices
Toutefois, l’intérêt du livre est de n’être pas seulement informatif. Sa plus grande vertu pédagogique tient, en fait, à sa veine personnelle. Car Corine Pelluchon explique quel choc décisif la lecture de Levinas a provoqué dans son propre parcours. « La fréquentation d’un grand philosophe est une aventure au cours de laquelle on se révèle aussi à soi-même », écrit-elle. Tout en exposant la singulière étrangeté de Levinas, sa lectrice explique donc, au fur et à mesure, comment elle a élaboré, dans son sillage, sa propre pensée.
Ce parti pris rend le périple vivant. Corine Pelluchon insiste avec justesse sur plusieurs singularités fondatrices de Levinas : rôle crucial joué par la passivité et la vulnérabilité, transcendance de l’autre, primat de la responsabilité sur la liberté, critique de la définition de l’humain comme « être-pour-la-mort » selon Heidegger. S’appuyant essentiellement sur deux ouvrages majeurs – Totalité et infini (1961) et Autrement qu’être (1974) –, cette introduction montre également combien les relations entre éthique et justice, ainsi qu’entre philosophie et religion, sont complexes chez Levinas.
Auteur d’une dizaine d’ouvrages, Corine Pelluchon, professeure à l’université Gustave-Eiffel (Champs-sur-Marne), élabore depuis une vingtaine d’années une réflexion philosophique originale, centrée sur la vulnérabilité, le corps, les nourritures, la cause animale et la nature. Sa réflexion doit beaucoup à celui qu’elle aide ici à mieux comprendre, et qu’elle reprend, prolonge, mais aussi transpose. Et donc transforme, d’une manière que d’autres lecteurs de Levinas risquent de juger discutable.
Sans doute, pour être uniquement pédagogue, faut-il n’avoir pas soi-même de philosophie. Quand une philosophe, comme ici, partage sa lecture d’une œuvre qui l’a marquée, le résultat ne saurait être platement fidèle. Mais il n’en est que plus intéressant. C’est pourquoi on finit par se dire que si tous les cours dispensés avaient cette ampleur et cette densité, l’Université serait sûrement très différente. Et peut-être le monde…