« Les Dents de la maire », de Benoît Duteurtre
PARIS À PIED, ENTRE VÉLOS ET VOITURES
Vivre à Paris, en 2020, n’est pas de tout repos. Bien entendu, des lendemains qui chantent sont annoncés. Bientôt, bientôt, c’est sûr… les millions de citadins qui crapahutent aujourd’hui de banlieue en centre-ville et retour glisseront en silence dans une douceur festive. A trottinette, à vélo, ils flotteront dans un havre de mobilité sereine et d’air assaini. Encore un peu de patience, on vous le répète, et chaque trajet sera un rêve, chaque déplacement une jouissance. La moindre sortie, un enchantement. Partout de la musique, des jeux, des rires, du partage. Dans les antiques « grands ensembles » métamorphosés en « cités radieuses », on verra triompher la ville verte et durable, régner sans cesse la joie, les poumons nickel, le running festif… Parisiens, encore un effort, si vous voulez devenir vraiment écolos, réglos, carbone zéro – et tellement heureux.
En attendant, vous devez morfler. Oui, vous allez vers le paradis, mais il faut d’abord tousser longtemps dans l’air puant, alourdi chaque jour d’embouteillages faramineux. Il faut tenter de ne pas mourir sur les trottoirs, esquiver à chaque instant quantité d’engins imprévisibles, verts, rouges ou blancs, au milieu du vacarme de travaux innombrables. Il faut endurer pollutions, pertes de temps, fatigue et ennui. Il faut obéir, pédaler, sourire, glorifier l’immense sagesse de la maire de Paris, sa clairvoyance et son courage. L’écrivain Benoît Duteurtre en sait quelque chose. Sous le titre Les Dents de la maire, il décrit les « souffrances d’un piéton de Paris ». Avec talent, pugnacité, humour doux amer, avec ce qu’il faut de justesse pour que ce soit efficace, et d’excès pour que ce soit drôle.
Effroyables cauchemars
Car ce romancier, essayiste, journaliste, chroniqueur et homme de radio vit un double malheur : il aime flâner dans Paris et habite non loin de Notre-Dame. Pour ce qui est de flâner, c’est fini. Coincé entre cars de touristes, terreur à trottinette, invasion des marques dans les moindres ruelles, il ne sort plus qu’à regret, tremblant, rasant les murs. Résider sur l’île de la Cité, un rêve, jadis, c’est aujourd’hui être confiné sur un chantier, difficile d’accès, bruyant et pollué. Tout cela ne serait rien encore si d’effroyables cauchemars ne venaient ruiner le sommeil de ce malheureux. Dans ses rêves persécuteurs, une femme brune au large sourire le contraint violemment, chaque nuit, à faire du vélo, à cultiver des potagers urbains, à participer sans fin à l’agitation bisous-câlins qui tient lieu de citoyenneté…
Sous le pamphlet, de vraies questions. La maire de Paris est-elle une héroïne d’avant-garde, conquérant l’oxygène des générations futures, ou bien une démagogue ? Sa politique conduit-elle, par des chemins pénibles, à des lendemains durables ? Ou bien ne réussit-elle que cet exploit paradoxal qui consiste, pour purifier l’air, à intensifier les embouteillages ? En voyant comment se comporte, dans ses rêves, celle que Benoît Duteurtre dénomme « sorcière », on se dit que l’écrivain aurait pu intituler ce récit « La maire Ubu ». Il suffit en effet de relire Jarry pour voir que le premier modèle se trouve là : méchante suffisance, machine à décerveler, pompe à phynance… Il ne manque même pas l’accessoire le plus utile, le plus olympique, susceptible de trouver de nouveaux usages et de susciter de nouveaux dégâts : la chandelle verte.