« Camus, des pays de liberté », de Vincent Duclert
PORTRAIT DE CAMUS EN HÉROS FRAGILE
Il mourut il y a soixante ans exactement. Cent fois fut évoqué l’accident qui frappa de stupeur, dans le monde entier, les lecteurs d’Albert Camus. Sans mobile apparent, la voiture que conduisait Michel Gallimard, son éditeur et ami, percuta un arbre, le 4 janvier 1960 au matin, pas loin de Fontainebleau. L’écrivain philosophe fut tué sur le coup. Aussitôt, la légende s’empara de son destin, quantité de mythes travestirent sa silhouette. Bientôt, l’embaumement de la postérité fit son œuvre. Devenu classique, pièce de musée, sujet de thèse, Camus n’était plus cet homme intense et fiévreux, joyeux et tourmenté, dépressif et suractif que ses contemporains avaient connu, détesté, admiré, célébré ou contesté.
Il était temps de retrouver le grain et les couleurs de cette aventure. Six décennies après la fin du film, Vincent Duclert propose de rembobiner la pellicule, pour mieux faire revivre ce héros paradoxal. Il s’efforce de ressusciter Camus en relisant tout l’œuvre, les carnets, la correspondance, en ajoutant des archives inédites, en explorant les écrits des contemporains et des successeurs. Bien que l’auteur soit un historien chevronné, directeur de recherche à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, connu pour de nombreux travaux, notamment sur l’affaire Dreyfus et sur Jean Jaurès, cette évocation n’a rien d’une enquête austère, académiquement correcte. Ni d’une biographie universitairement construite.
On y rencontre plutôt un homme aux prises, obstinément, avec la difficulté de devenir libre. Enfant d’Alger qui doit se dépêtrer de la pauvreté, jeune tuberculeux qui tente de s’extraire de la maladie, amoureux des mots qui se bat avec et contre eux sur les planches des théâtres, les pages des essais, les colonnes des journaux. Surtout, c’est bientôt contre le socialisme autoritaire que le héros doit s’insurger, contre Sartre, qui prend fait et cause pour les staliniens, contre la révolution qui vire à la dictature.
Opprobre et succès mêlés
Camus luttera continûment pour une liberté difficile, sans absolu, sans étape finale. Refusant de sacraliser l’histoire, de lui sacrifier l’humain et la morale, il exhorte la révolte à ne jamais se laisser écraser par la violence d’Etat que les révolutions finissent par engendrer. Ce combat lui vaudra opprobre et succès mêlés, acrimonie des intellectuels aveuglés contre reconnaissance des esprits libres.
Derrière le charme de l’homme, sa gloire rapide, les tourbillons de sa renommée se profilent également l’ombre de la maladie qui revient, les périodes de dépression qui scandent sa vie, la tentation du suicide qui s’installe un temps. Le tout s’entrelace avec le bonheur des plages, de la brasse au soleil de midi ou le calme final trouvé dans la maison de Lourmarin.
Vincent Duclert donne chair à ce héros vulnérable et obstiné qui ne cherche pas à sauver l’humanité mais plutôt, selon une de ses plus belles formules, à « empêcher que le monde ne se défasse ». Ce qui est finalement la même chose qu’être libre. Mais rien de tout ceci n’est commode. Camus, dans une lettre de 1951, souligne : « C’est difficile, mais on finit par y arriver. » Si tant de gens l’aiment encore, c’est pour cette résolution sans illusion et sans démission, cette fragilité qui ne se protège pas, sans être bravache. Il écrivait, en 1949 : « Un homme se juge aux fidélités qu’il suscite. » Voilà qui lui va bien.