Figures libres. Eloge inconsidéré des cigognes
On ne dira jamais assez de bien des cigognes. Pas du tout parce qu’elles livrent des nouveau-nés ici ou là – billevesée moderne, qui semble n’apparaître qu’au XIXe siècle en Alsace. Sérieusement, s’il faut louer ce volatile, c’est pour sa vertu. « Lorsque leurs parents sont devenus vieux, les cigognes les nourrissent de leur plein gré et avec grand soin. » C’est Elien de Préneste qui l’affirme. Du sérieux, de l’antique, cet auteur du début du IIIe siècle de notre ère. Il ajoute que « ces oiseaux manifestent également de la tendresse à l’égard de leur progéniture ». Bons enfants, bons parents, solidaires, respectueux, attentifs, voilà donc des animaux au comportement éthiquement irréprochable. Et les cigognes ne sont pas les seules, heureusement. Les hérons et les pélicans en font autant, précise Elien.
Cet homme ne semble pas avoir été un cigognomane obsessionnel. Juste un partisan de l’intelligence animale, en un temps, celui de l’apogée de l’Empire romain, où le débat est vif, entre philosophes, pour savoir si les animaux peuvent ou non être légitimement considérés comme vertueux. Aristote avait dit non. Les stoïciens lui emboîtèrent le pas. Pour Panetius, Sénèque et autres représentants du stoïcisme latin, la réponse est claire : l’humain, et lui seul, parce que doué de raison, est capable de vertu. A l’opposé, une cohorte de penseurs, relativement hétérogène – parmi lesquels Plutarque, Porphyre, notre Elien et quelques autres –, soutient que les animaux aussi sont doués de raison, donc capables de discernement et de choix, et finalement de comportements à proprement parler vertueux. L’enjeu, on l’a compris, n’est pas simplement animalier ni seulement moral. En toile de fond : la définition de l’humain, la délimitation de ce qui le sépare ou non des autres vivants.
Un plaisir de lecture
Jean-François Lhermitte a consacré des années de recherche à ce débat antique, en partie méconnu, parfois très technique, où guettent à tous les coins de texte les pièges de l’anachronisme et du contresens. Il a pratiquement tout lu, tout dépouillé, évité les chausse-trappes et arpenté quantité de pages de grec et de notions fondatrices. Il a surtout tiré de cette vaste enquête un livre lumineux, savant et accessible, qui s’impose à la fois comme référence et comme plaisir de lecture – du moins si l’on aime, outre les cigognes, la philosophie antique.
Car il est douteux que ces débats soient totalement exportables, sans précaution, dans notre actualité. Au lieu de s’imaginer qu’une problématique unique, et comme intemporelle, relie ces disputes gréco-romaines et les questions de notre époque, il vaudrait mieux se demander qui pose ces questions sur nous et les animaux, dans quel genre de société et dans quelles circonstances elles surgissent. Ce qui est frappant, en effet, c’est que ce débat n’existe presque pas dans la Grèce classique, et presque plus au Moyen Age. Il se pourrait donc qu’il faille des périodes de mutations, de bouleversements, de naissance d’empires, des phases d’incertitude sur le statut des sujets humains, pour voir se former ce type de configurations. Car il n’y a évidemment que les humains pour tantôt s’interroger sur l’intelligence et la morale des animaux, tantôt ne pas s’en soucier du tout. Autrement dit, les hommes varient, fluctuent, changent d’époque, de cadres mentaux, de discours. On appelle ça l’histoire. Les cigognes, elles, sont toujours les mêmes.
L’Animal vertueux dans la philosophie antique à l’époque impériale, de Jean-François Lhermitte, Classiques Garnier, « Kaïnon. Anthropologie de la pensée antique », 546 p., 39 €.