« Mentir », de Mériam Korichi
LA LIBERTÉ SI JE MENS ? PAS SÛR…
Le mensonge n’a jamais eu bonne réputation. Transformer la réalité se voit taxé de crime envers l’esprit, envers la lettre, quand ce n’est pas envers le genre humain ou la volonté divine. Mentir est donc très grave. On le répète à satiété, depuis un nombre de siècles considérable : c’est mal, moralement condamnable, logiquement indéfendable, absolument répréhensible…
Et pourtant ! Rien de plus banal, de plus anodin. Qui donc, en vérité, n’a jamais menti ? Ne fût-ce qu’un peu, à peine, sans conséquence, pour jouer, pour frimer, sans penser réellement à tromper, sans trop s’en rendre compte. Alors, il faudrait savoir : est-ce grave ou non, est-ce mal ou pas ? Faut-il s’en tenir à la condamnation sans nuance et sans appel ? Y a-t-il des degrés dans le mensonge, des nuances de faux à distinguer ? Faut-il réhabiliter la faculté de fabuler ? Jusqu’où ? Avec quelles conséquences ?
Ces vastes questions forment la toile de fond du court essai de la philosophe Mériam Korichi, intitulé simplement Mentir. Par temps d’infox, on se dit que ces considérations ne devraient pas être inutiles. Car la frontière du vrai et du faux est aujourd’hui malmenée, continûment brouillée. Au point que mentir se distingue de moins en moins clairement d’informer, de juger, d’évoquer. Dès lors, on ne sait plus très bien où donner de la vindicte. Et l’on risque de croire trop vite l’époque diabolique, toute vérité fichue, et la gangrène triomphante.
Il faudrait tout reprendre à zéro, voir autrement la question. Avec un style alerte et accessible à tous, la philosophe met en cause l’arrière-plan religieux de cette condamnation de tout mensonge comme mal, qui parcourt l’histoire entière de la pensée philosophique, de Platon à Jankélévitch, en passant par Kant et sa fameuse réfutation d’un « prétendu droit de mentir ». Contre cet unanimisme austère, Mériam Korichi plaide pour le droit d’extravaguer. Elle défend la part créative, ludique et inventive de ces fables, petites ou grandes, que tout le monde partage, en sachant pertinemment que ce sont des fictions.
Vaine condamnation morale
Philosophe atypique, passant de travaux sur Spinoza à une biographie d’Andy Warhol (Gallimard, 2009), allant du théâtre à l’organisation de « Nuits de la philosophie » dans le monde entier, sans oublier un intéressant Traité des bons sentiments (Albin Michel, 2016), Mériam Korichi a raison d’insister sur cette part libératrice du mensonge. Cette puissance rend vaine la condamnation morale et limite une réprobation constante. Oui, notre faculté de raconter aux autres – parfois d’abord à nous-mêmes… – des histoires enjolivant la réalité possède de multiples avantages. Chacun le sait : la supériorité des illusions est grande. Inutile de le nier.
Toutefois, s’en tenir là est trop court. On peut en effet combattre les usages politiques pervers des fausses nouvelles et dénoncer leur puissance manipulatrice, sans rejeter pour autant les fictions et leurs charmes. Le vieil Esope rappelait déjà combien la langue est la meilleure et la pire des choses, parce que sa capacité de dire vrai lui permet aussi, indissociablement, de parler faux. C’est pourquoi inventer des doubles du réel peut se révéler libérateur, ou asservissant. Et favoriser la vie, ou provoquer la mort. Double face, partout. N’en voir qu’une pourrait bien être un mensonge, par omission.