RÉPONSES DE VIE OU DE MORT
C’est quoi, la vie ? Une affaire de chimie, de cellules, d’enzymes et d’hormones ? Ou bien, pour les humains, un entrelacs de corps et de langage, de relations interpersonnelles, de sentiments et de politiques ? Et si c’était, en fait, tout cela ensemble, à la fois, une combinaison complexe, prise dans un jeu de forces continu, constamment mobile, occupée à résister à tout ce qui peut la détruire ? Et si, pour cet « ensemble des forces qui s’opposent à la mort » – définition de la vie par Bichat (1771-1802), déjà ancienne, mais toujours pertinente -, notre époque constituait véritablement un risque nouveau, une menace sans précédent ?
Tels sont, réduits à leur plus simple expression, les points de départ de ces 48 lettres, adressées à une destinataire anonyme par le philosophe Frédéric Worms. Ce qui l’anime, en s’adressant à cette âme inquiète, c’est d’abord le sentiment qu’un danger vital pèse sur nos paroles, nos pensées, nos corps, nos existences… sur la vie, donc, en général comme en particulier. Ce péril est diffus, multiple, divers. Il concerne nos phrases, nos émotions, nos libertés. La guerre a eu lieu, mais demeure toujours possible. Les pouvoirs récents de la génétique et de l’intelligence artificielle laissent entrevoir de nouvelles servitudes et des dictatures inédites. « Jamais l’écart n’a paru aussi grand entre les enjeux vitaux et les réponses humaines. » Pour n’être pas emporté, submergé, anéanti, bref pour vivre, il est nécessaire de diagnostiquer les menaces, d’œuvrer à les surmonter.
En pensant à cette autre et avec elle, en s’adressant ainsi à une seule personne en même temps qu’à toutes, Frédéric Worms rappelle quelles mutations du vivant sont en cours, esquisse comment répondre aux risques qu’elles engendrent. Par la bioéthique, par la démocratie, par l’Europe, en un mot par l’humanisme. A cette condition essentielle, qui explique le ton de ce livre, inhabituellement émouvant pour un texte d’idées : que ces réponses ne soient justement pas uniquement des idées, paroles et argumentations. Car celles-ci ne sont efficaces, ne sont vivantes et vitales, que si elles sont vécues du dedans, incarnées et partagées.
C’est pourquoi il y a deux manières, très différentes, de considérer ces pages. Sur un versant intellectuel, on parlera de leur « vitalisme critique », on soulignera qu’il se situe dans le sillage de Bergson, dont Frédéric Worms est éditeur, connaisseur et exégète, on insistera sur la continuité entre ces lettres et les essais précédents du même penseur (notamment Revivre, 2016, Penser à quelqu’un, 2014, tous deux repris depuis en poche dans Champs). On notera que se croisent, au fil des questions examinées, Canguilhem ou Freud, Changeux ou Foucault, Jonas et d’autres. On ajoutera que le professeur de la rue d’Ulm, directeur adjoint de l’Ecole Normale, est transformé en auteur accessible par le membre du Comité d’éthique et le producteur à France Culture qu’il est également.
Ou bien on choisira d’oublier tout cela. Et d’écouter juste la voix. Une voix qui pense, écrit, s’adresse, s’indigne. Qui s’émeut, cherche, hésite, finalement prend courage et en donne. Une voix qui sait combien les maux à vaincre sont aussi en nous, et pas uniquement au dehors, chez les autres, méchants supposés ou réels. Une parole tour à tour timide et hardie. Réaliste et utopiste. C’est-à-dire toujours vivante, et humaine.
POUR UN HUMANISME VITAL
Lettres sur la vie, la mort et le moment présent
de Frédéric Worms
Odile Jacob, 320 p., 21,90€.