PLUS TU VEUX TRIOMPHER, PLUS TU RATES…
Meilleure façon de ne plus parvenir à fermer l’œil ? Vouloir s’endormir, et de ne penser qu’à ça. Tout le monde, un jour ou l’autre, en a fait l’expérience : plus on cherche le sommeil, moins on le trouve. Or la situation est loin d’être unique. Se conduire de manière naturelle et spontanée, se mouvoir avec grâce, jouer de la musique avec allégresse… autant de comportements qu’un volontarisme appliqué ne manque pas de faire échouer. Il en est de même quand il s’agit d’admirer, d’éprouver étonnement, surprise, délectation ou même simple amusement. Ces états nous tombent dessus, nous envahissent, nous submergent, mais toujours à cette condition : que nous évitions de les produire. L’amour, la création, le bonheur même appartiennent en grande partie à ce registre.
Voilà donc des actions courantes, essentielles et vitales, mais éminemment paradoxales. Car elles veulent produire ce ne peut arriver qu’à l’improviste, sans que personne n’y soit pour rien, et notre volonté consciente non plus. Pire : ce qu’on tente de maîtriser pour atteindre le but désiré l’empêche d’advenir. En voulant l’agripper, nous provoquons sa fuite. En revanche, il peut suffire de regarder ailleurs, de penser à autre chose, pour que s’offre soudain ce qu’on travaillait vainement à traquer. Le résultat recherché arrive par surprise, – par surcroît. Ainsi le bonheur, l’aisance des gestes et celle du style, ne sont-ils jamais, pas plus que le sommeil, des conséquences directes de nos efforts pour les obtenir.
Sinologue et philosophe, Romain Graziani consacre à ces processus paradoxaux un essai incisif et subtil, L’usage du vide. Ce normalien, passé par la philosophie analytique avant une thèse à Harvard inspirée par sa fréquentation du taoïsme antique, a visiblement beaucoup lu, assimilé, médité, décanté. Son texte est sans gras, et le trajet sans pesanteur. Sa réflexion s’inspire de ce que lui ont enseigné Tchouang-Tseu et Lie-Tseu, dont il a traduit des textes fondateurs. Car les maîtres chinois sont comme poissons dans l’eau au milieu de ces questions. L’efficacité souveraine du non-agir, la nécessité de laisser faire le vide sont au coeur de leurs doctrines.
Toutefois, on ne confondra pas ces formes d’action indirectes, passives plutôt qu’actives, semi-volontaires plutôt que maîtrisées de bout en bout, avec le « lâcher prise », devenu tarte à la crème des gourous de bazar. S’il s’agissait seulement de ne rien faire, on serait dans l’absurdité ou dans la pensée magique : moins j’agis, mieux ça va… Romain Graziani a raison de souligner que cet abandon idiot est un leurre et un piège.
Car il s’agit toujours d’agir, mais indirectement, et encore de vouloir, mais différemment, en laissant s’étioler le désir de maîtriser le processus de manière « musclée ». Mieux vaut susciter et organiser des transformations multiples, portant sur « l’organisation silencieuse du corps ». Elles permettront que puisse surgir, peu à peu, ce qu’on souhaite. Ce changement de paradigme fait passer « de la causalité agissante à une dynamique du conditionnement ».On le comprendra clairement par un retour à l’exemple du sommeil. Compter sur la volonté pour s’endormir, c’est l’insomnie assurée. Faire en sorte que le sommeil vienne en donnant au corps les moyens de l’accueillir, c’est un repos pratiquement garanti. Que l’on applique cette perspective à tous les autres cas… le paysage change !
L’USAGE DU VIDE
Essai sur l’intelligence de l’action,
de l’Europe à la Chine
de Romain Graziani
Gallimard, « Bibliothèque des idées », 270 p., 21 €.