Le temps des craquements
Entendez-vous ? A Londres, à Paris, à Berlin, à New York, de tous côtés se perçoivent des craquements. En France, ils ne cessent d’émaner de l’opinion, des mouvements sociaux, des acteurs de l’économie. Les titres du jour le confirment : les relations ne cessent de se tendre entre syndicats, entre syndicats et gouvernement, entre partis et citoyens – et cela fait du bruit. En Europe, du Royaume-Uni à la Grèce, de la Hongrie à l’Allemagne, ce ne sont que risques croissants de dislocation, référendums et manifestations, qu’il s’agisse de sortir de l’Europe, d’y accueillir les migrants ou d’en définir la politique et sa feuille de route – et les ébranlements qui s’ensuivent sont encore plus sonores. Voyez, derechef, les titres d’aujourd’hui. Aux Etats-Unis, sur fond d’agressions terroristes comme en Europe et en France, les piliers de la démocratie se trouvent soumis à rude épreuve, et le combat Trump-Clinton va les faire trembler plus encore.
De ces grincements multiples, chacun connaît les causes enchevêtrées : stagnation économique, mutation du travail, montée des populismes, résurgence du fanatisme, chambre d’écho offerte à toutes les propagandes par la révolution numérique… Sans oublier les pannes de grands idéaux, l’éclipse des horizons collectifs, les récits politiques qui bégaient. Rien de surprenant, dans ce paysage riche de craintes plutôt que d’espoirs, de voir prospérer les tentations de repli. Bien des Français sont ainsi tentés par le souverainisme, des Etats-nations rêvent en Europe de se reconstituer, des Américains nombreux désirent fermer leurs frontières. Protection, clôture, peur des autres, ou même haine, font donc retour en force, heurtent les institutions supranationales, perturbent les échanges mondialisés, bousculent les doctrines universalistes. Donc, tout crisse, tout bruisse. Tout craque.
La vraie question est de savoir comment interpréter ces craquements. Car ils peuvent s’entendre, bien évidemment, en deux sens opposés. Sur le versant noir, on y verra les signes avant-coureurs de grands effondrements. Le bois des charpentes travaille, annonce que bientôt la maison ne tiendra plus. Tant de bruit indiquerait que les murs porteurs se fissurent, ou que les fondements cèdent. Bref, ces craquements inaugurent le chaos. Inutile de poursuivre la description des apocalypses ni la métaphore des démolitions. Reportez-vous à n’importe quel discours dans l’air du temps, il contiendra tout ce qu’il faut de mortifère et de catastrophiste.
C’est qu’on oublie, le plus souvent, le versant clair. Car rien n’interdit de penser que les craquements signalent la croissance, la mutation, les ébranlements d’un monde qui se transforme et non pas qui s’écroule. Sous le jeu des tensions, des torsions, des poussées antagonistes, les structures grincent parce que le monde est en travail, se réajuste à des données nouvelles, non parce qu’il va sombrer. Des soubresauts, de la fièvre, des suées, des douleurs, certes. Mais rien qui annonce la mort ni même l’inéluctable agonie.
Voilà qui ressemble fort, somme toute, à ce que le vieil Hippocrate appelait « crise ». Ce mot, dans le vocabulaire médical des Grecs anciens, ne voulait pas dire, comme pour nous, perturbation, dysfonctionnement, dépression. Il désignait le moment crucial où tout se décide, où la maladie évolue, pour empirer ou guérir. Il en subsiste des traces : quand nous disons qu’un patient est dans un « état critique », c’est que sa situation va basculer bientôt, soit vers la vie, soit vers la mort. La crise, dans la médecine hippocratique, est donc une épreuve dont on sort toujours – aussi bien en périssant qu’en guérissant.
Nos craquements doivent se lire de la même manière. Eux aussi sont à double face. La France peut finir de s’enliser, continuer à se déchirer, devenir finalement un tout petit pays, ou bien guérir et renaître. L’Europe peut se disloquer et périr ou se réinventer de fond en comble. Les Etats-Unis peuvent se claquemurer ou redevenir grands. Le temps des craquements n’est pas nécessairement prélude aux catastrophes, ouverture aux cataclysmes. Il est aussi prologue aux renaissances, préambule aux reconstructions. Peut-être. Car pencher d’un côté ou de l’autre dépend d’une multitude de facteurs – parmi lesquels notre responsabilité. Qui n’est jamais totale, ni jamais nulle.