Le Soudan entre terreur et non-violence
La situation à Khartoum, ces derniers jours, ouvre une crise majeure, dont les enjeux dépassent de très loin les frontières du Soudan. Pour deux séries de raisons. La première, la plus visible, relève de la géopolitique. Ce pays charnière voit en effet s’entrecroiser ou s’affronter les intérêts des Russes et des Chinois, la sphère d’influence directe de l’Egypte, des Emirats et de l’Arabie saoudite, et les tentatives de retour dans la région des Etats-Unis, sans oublier l’Europe et ses atermoiements, liés notamment au dossier des migrants. Je laisse aux experts de l’échiquier mondial le soin de mettre en lumière cet écheveau complexe, d’en discerner tenants et aboutissants, d’en mesurer les risques. Je veux parler des autres motifs, moins évidents, pour lesquels cette crise ne concerne pas uniquement le peuple du Soudan, mais finalement tout un chacun sur la planète. Ces raisons tiennent à la philosophie politique.
Ce qu’il y a d’exemplaire, dans la série d’événements actuellement en cours, c’est en effet la confrontation directe, tranchée – parfaite, en un sens, dans la pureté du contraste – entre deux conceptions et deux pratiques de la politique. D’un côté, une foule de citoyens résolus et réfléchis, déterminés à être pacifiques, est parvenue début au début du mois d’avril 2019 à faire quitter le pouvoir au sanglant président Omar el Béchir, actuellement sous le coup d’un mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale pour génocide et crimes contre l’humanité. Cet étonnant mouvement a su également conclure un pacte avec les militaires du régime, afin d’élaborer une transition conduisant par étapes à la démocratie. Ces derniers jours ont vu le retournement d’une partie des généraux, l’armée étant visiblement divisée, qui tentent de briser l’élan populaire par la terreur.
Parler de terreur, ici, n’est pas une figure de style. Les miliciens des Forces de Soutien Rapide sont une puissance meurtrière et destructrice. Beaucoup des hommes qui les composent ont déjà fait preuve, au Darfour, d’une cruauté sans nom, détruisant des villages, empoisonnant les puits, multipliant les viols et les assassinats (1). Depuis le 3 juin, à Khartoum, ces unités ont tiré sur la foule sans armes, mené des expéditions punitives, tué des civils au couteau, violenté des femmes. Politique du sang et des meurtres. Pouvoir de la peur, cherchant à imposer silence et soumission. Dictature de la barbarie, régnant par l’effroi.
Face à cette politique vieille comme toutes les autocraties, un mouvement populaire calme, inventif, confiant sans être naïf. D’une ampleur nouvelle, il rassemble des éléments très divers de la société. Face à l’extrême violence de ces derniers jours, sa capacité d’invention politique se révélera déterminante. Il cherche actuellement un chemin de résistance non violente, s’inspirant de la « désobéissance civile » inventée par le philosophe américain David Thoreau, reprise et développée par Gandhi. Boutiques fermées, ville morte, grève des services publics peuvent-ils endiguer la barbarie, et venir à bout de la terreur ? Sont-ils suffisants ? Faut-il créer d’autres formes d’action, et lesquelles ? A moins qu’il n’y ait d’autre réplique à la violence que la violence, et que ne s’enclenche une guerre civile. Certains y songent. Ils sont encore peu nombreux.
Rien n’est joué. Tout le sera bientôt. La voix de la France, l’action de l’Europe pourraient être décisives, mais elles se font attendre. Pourtant, au-delà de Khartoum, du sort du Soudan et des jeux de pouvoir régionaux, l’issue de ce bras de fer n’est pas une affaire théorique, un dilemme philosophique abstrait. Partout dans le monde, sous des formes diverses mais finalement analogues, le même affrontement semble s’être de nouveau enclenché entre forces brutes et droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Soit la situation bascule du côté de l’ordre imposé par la contrainte, la torture et l’angoisse. Soit la liberté démocratique parvient à l’emporter, à force d’inventivité, d’intelligence et de courage.
Si l’on peut savoir ce que l’on souhaite, on ne peut prédire ce qui viendra. Mais une chose est sûre : ce qui est en jeu à Khartoum concerne, de près ou de loin, tout citoyen de ce monde, comme un épisode crucial d’une lutte qui devient planétaire et polymorphe. Avec des variantes locales, elle oppose toujours tyrannie et liberté, écrasement et égalité, inhumanité et fraternité. Tous ces mots ne sont ni des idées pures ni de vaines chimères, mais des réalités politiques à élaborer sans fin.
(1 ) Le collectif Urgence Darfour, qui informe depuis des années sur ces crimes, est à consulter aussi pour la situation actuelle, notamment sa page Facebook https://www.facebook.com/collectif.urgence.darfour/