Que disent les nouveaux programmes de philosophie ?
Le monde des professeurs de philosophie est en émoi. Certes, c’est un microcosme : un peu plus de 5 000 personnes seulement, mais leurs craintes comme leurs exigences méritent attention, car elles entraînent des répercussions à long terme. Ces derniers temps, la réforme annoncée du lycée et celle des programmes de philosophie, applicables à la rentrée 2020, ont suscité des inquiétudes de toutes sortes. Depuis la publication récente du projet de nouveau programme sur le site du Conseil Supérieur des programmes (1), les discussions s’intensifient, les malentendus aussi. Mon intention n’est pas d’entrer dans ces querelles, mais de rappeler quelle est la portée de ces programmes.
Ils sont à envisager comme des sortes de baromètres. Ils dessinent un air du temps, une certaine image de la philosophie. A travers la liste des notions et celle des auteurs susceptibles de fournir des textes d’explication, chaque époque révèle sa représentation de la philosophie, de ses lignes de force et de sa fonction. De ce point de vue, la lecture du nouveau projet est instructive.
On y trouve en effet pérennité et changement. Presque rien ne bouge, dans la liste des notions, ni dans les épreuves de l’examen, où demeurent en vigueur la dissertation ou l’explication de texte. Contre ceux qui souhaiteraient transformer ces exercices de réflexion en test de connaissances, avec batterie de questions à choix multiples, pareille continuité affirme que philosopher toujours à se confronter, par soi-même, avec les moyens du bord, à des questions, des concepts, des arguments.
Dans la liste des auteurs, en revanche, on trouve du chambardement. D’abord avec l’arrivée d’auteurs non-occidentaux. Enfin ! Le mythe académique de la « philosophie rien-que-grecque », qui fit les beaux jours du XIXe et du XXe siècles, semble heureusement se fissurer. Ceux qui le veulent pourront étudier officiellement dans les classes des œuvres du chinois Zhuangzi, le père du taoïsme, de l’indien Nâgârjuna, le maître de la dialectique bouddhiste, du persan Avicenne (Ibn Sina), qui réunit médecine et délivrance spirituelle, du philosophe talmudiste Moïse Maïmonide. Quatre philosophes seulement, parmi bien d’autres possibles, mais c’est un verrou qui saute.
Car on revient par là à cette évidence : il existe dans diverses cultures des systèmes philosophiques très élaborés, et non exclusivement chez les Grecs et leurs descendants. La rationalité est une affaire humaine, et non pas occidentale. Il est indispensable, au nom de l’universalité, que les lycéens entrevoient cette réalité. Toute l’Antiquité gréco-latine parle d’ailleurs de philosophes en Egypte, en Perse, en Inde. Et cette conception a perduré jusqu’au siècle des Lumières inclus : la grande Histoire de la philosophie de Jakob Brucker (1742) s’ouvre sur 250 pages consacrées à la « philosophie des barbares », au sens de non-Grecs, dépourvu de nuance péjorative. La clôture de la philosophie sur le pré carré de l’Europe est une opération récente, qui a culminé dans les absurdités monstrueuses proférées par Heidegger, qui faisait de l’expression « philosophie indienne » un équivalent d’« acier en bois ».
La liste des auteurs s’ouvre également à des contemporains qui ne sont pas des philosophes pur jus, tels le sociologue Max Weber, l’essayiste Walter Benjamin, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, le politologue Raymond Aron. Enfin, cette liste, qui possède une fonction de légitimation, voire de panthéonisation, voit plusieurs femmes – Simone de Beauvoir, Simone Weil, Jeanne Hersch, Elisabeth Anscombe – y rejoindre Hannah Arendt, qui était jusqu’à présent seule. L’image que forment, en filigrane, ces modifications est donc celle d’une philosophie à la fois multiculturelle, transdisciplinaire et féminisée. Bref, actuelle.
Reste que la portée pratique de tels programmes demeure restreinte et leur valeur indicative. Parce que chaque professeur les repense à sa manière, mais aussi parce qu’on n’apprend pas « la philosophie », mais seulement « à philosopher », comme l’expliquait Kant, dans le droit fil de l’héritage de Socrate. La pensée est toujours activité : exercer sa raison, examiner les idées reçues, mettre à l’épreuve ce qu’on croit vrai. Ce n’est pas à proprement parler une connaissance. L’important n’est donc jamais de connaître les doctrines ou les notions « pour elles-mêmes ». Tel concept de Platon ou de Descartes, telle analyse de Hegel ou de Bergson ne servent que de leviers pour avancer plus vite et mieux dans sa propre réflexion, si modeste soit-elle.
(1) A l’adresse suivante :
https://cache.media.education.gouv.fr/file/CSP/86/8/Tle_Philosophie_Commun_Voie_G_VDEF_1125868.pdf