« “Il faut s’adapter”. Sur un nouvel impératif politique », de Barbara Stiegler
« Faisons vite, demain, tout sera joué, nous sommes à la traîne, il faut accélérer avant qu’il ne soit trop tard… » Voilà ce qu’on nous répète, depuis longtemps, sur tous les tons, à propos de quantité de projets – économiques, sociaux, politiques, écologiques et autres. Elucider ce sentiment diffus mais omniprésent d’un retard à rattraper est l’objectif de Barbara Stiegler, spécialiste de Nietzsche, professeure de philosophie politique à l’université de Bordeaux. « Il faut s’adapter », premier résultat de son enquête, est un essai passionnant.
D’abord parce qu’il fait changer l’axe du regard. Ce prétendu retard n’est pas à penser aujourd’hui sous l’angle temporel, historique ou technique. Il ne concerne pas seulement la marche du progrès ou l’essor du capitalisme, mais se formule, avant tout, dans une perspective issue de la biologie.
Rendue attentive aux discours sur le vivant par ses travaux sur Friedrich Nietzsche (1844-1900) et par sa lecture de Michel Foucault (1926-1984), la philosophe montre en effet combien les notions-clés de Charles Darwin (1809-1882) habitent toutes ces injonctions contemporaines : en tous domaines, il faudrait « s’adapter » pour « survivre », il est déclaré indispensable de suivre les « mutations » afin de participer à l’« évolution ». Et qui ne s’adapte pas va mourir. C’est bien en termes biologiques que ces choses-là sont dites. Les penseurs européens de l’économie et du politique ont fini par occulter cette filiation darwinienne. Les Américains, au contraire, l’ont revendiquée et assumée tout au long du XXe siècle, de manière d’ailleurs conflictuelle.
Archives d’une brûlante actualité
On le découvre en détail – nouveau motif d’être captivé – en suivant la plongée savante de Barbara Stiegler dans les conflits entre deux auteurs cruciaux, mais peu lus en France, Walter Lippmann (1889-1974) et John Dewey (1859-1952). Le premier, grand éditorialiste, promoteur du « néolibéralisme », préconise l’intervention de l’Etat et d’un gouvernement d’experts pour faire muter la société, jugée immobile et rétive, et l’adapter « d’en haut » aux flux du marché, par des transformations du droit, de l’éducation, de la protection sociale. Dewey, grand philosophe et pédagogue, ne refuse pour sa part ni le libéralisme ni les adaptations nécessaires, mais il défend l’idée que les initiatives doivent être inventées « en bas », de manière collective et démocratique.
On aura déjà compris la raison principale de s’intéresser à ce travail : ces archives se révèlent d’une brûlante actualité. Débats politiques et crises sociales d’aujourd’hui tournent effectivement autour de ces interrogations. Qui retarde ? Qui est en avance ? Ceux qui le savent sont-ils « en haut » ou « en bas » ? L’impression de confusion qui domine le présent, la métamorphose des progressistes en conservateurs, et inversement, sont sans doute à déchiffrer à la lumière de ces débats, presque oubliés, qui ont traversé le XXe siècle. Le « gris des documents », comme disait Michel Foucault, débouche alors sur les couleurs vives de la rue – gilets jaunes, foulards rouges.
Déforme-t-on cette recherche en la lisant à la lumière des soubresauts de l’heure ? Pas du tout. Car ce n’est pas grâce à ce qui se passe qu’on comprend ce livre, mais l’inverse : l’actualité se trouve déchiffrée autrement à l’aide de cette généalogie de nos impératifs dominants. Eclairer les débats d’hier devient une manière d’être en avance sur la compréhension d’aujourd’hui.
Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.