« Emerveillements », de Jacqueline de Romilly
ROMILLY ÉBLOUIE PAR LES GRECS
Les héros ne meurent jamais. Les héroïnes non plus. Même s’ils appartiennent à la race des mortels, non à celle des dieux, ils survivent dans la mémoire, les récits, les chants de leurs exploits. C’est ce que les Grecs disaient, depuis Homère jusqu’aux derniers néoplatoniciens. C’est également ce qu’on peut penser, mutatis mutandis, de Jacqueline de Romilly (1913-2010) : disparue il y a déjà presque dix ans, elle ne cesse d’être présente, écoutée, rayonnante.
Non sans raison. Car celle qui fut la première femme élue au Collège de France comme à l’Académie des inscriptions et belles lettres n’était pas seulement helléniste savante et traductrice hors pair. Très jeune, elle avait été éblouie à jamais par les Grecs anciens, leur beauté, leur tragique, leur sensibilité. Elle vivait avec eux, par eux, pour eux et savait faire partager, lumineusement, cette vie humaine unique, antique et contemporaine.
Voilà pourquoi ces Emerveillements portent bien leur nom. Le volume regroupe notamment des études de Jacqueline de Romilly sur Hector, Homère, Alcibiade, mais aussi sur la découverte de la liberté par les Grecs de l’Antiquité, sur le statut qu’ils accordaient à la douceur, sur leur amour, semblable à celui des enfants et de nous tous, pour les histoires dont ils connaissaient déjà la fin mais appréciaient la répétition. Les sujets diffèrent, les mêmes traits se retrouvent, de texte en texte : science, humour, clarté, bien sûr, mais surtout affectivité, manière inimitable de rendre sensibles la distance et la proximité, la singularité et l’universalité du « miracle grec ».
Des modèles, des ancêtres
Jacqueline de Romilly croyait à ce miracle par toutes ses fibres. Elle voyait les Grecs à la fois comme des modèles, des ancêtres, des héros et des frères. Bien des hellénistes contemporains ont rompu avec cet émerveillement et cet humanisme – au profit d’autres approches, au détriment de l’enthousiasme. La grande dame leur semblait passéiste, démodée, voire dangereuse. Comme elle était conservatrice plutôt que politiquement correcte, elle fut étiquetée réactionnaire. Elle en riait.
Les cases figées ne l’intéressant pas, elle refusait d’y entrer, comme toute héroïne qui se respecte. Voilà pourquoi, aujourd’hui et sans doute pour bien longtemps, il demeure bel et bon de rencontrer avec elle Eschyle, Euripide, Sophocle à travers ses Réflexions sur la tragédie grecque (De Fallois, 312 p., 20 €), ou bien Gorgias, Platon et Aristote dans Magie et rhétorique en Grèce ancienne (traduit de l’anglais par Nicolas Filicic, Les Belles Lettres, 160 p., 21 €, en librairie le 19 avril), série de conférences inédites données à Harvard en 1974. Dans ces livres, sa présence est perceptible constamment. On entend une voix, on perçoit un souffle, qui rendent charnelle et directe la grandeur des mots et des idées.
Je n’ai pas coutume de raconter ma vie, ni ici ni ailleurs. Mais un souvenir ineffaçable peut s’évoquer, pour une fois. Jacqueline de Romilly avait accepté, en 2006, de figurer parmi les intervenants à mon séminaire de Sciences Po « Qu’est-ce qu’un barbare ? ». Je me souviendrai toujours, et certainement les étudiants aussi, de cette dame de 93 ans, pratiquement aveugle, comme Homère, exposant plus d’une heure, sans notes, une analyse admirable de finesse et d’érudition. Eblouie, certes. Eblouissante, surtout.