« L’Impensé », de Santiago Espinosa
PENSER LE RÉEL, ET RIEN D’AUTRE
Ce qui existe est ce que nous percevons. Ce monde réel, donné tout entier avec évidence, ne possède aucune arrière-salle, pas de sous-sol ni de grenier où se trouveraient tapis d’autres univers, meilleurs ou plus vrais. Autrement dit, la réalité est la réalité, le reste est néant, et le néant n’existe pas. C’est ce que soutenait sur tous les tons le philosophe Clément Rosset, disparu en 2018. C’est ce qu’explique à présent Santiago Espinosa, son disciple et ami, en élargissant le propos pour déboucher sur une conception d’ensemble de la philosophie, de son histoire et de ses lignes de fracture.
Car on voit clairement, en lisant L’Impensé, cinquième essai de ce jeune philosophe, que s’affrontent deux grandes catégories de philosophies. Les unes, majoritaires, s’emploient à dévaloriser le réel, le soupçonnent d’être trompeur, le jugent imparfait, décevant, vil et veule. S’ouvrant avec Platon et se poursuivant jusqu’à nos jours, cette lignée de penseurs cherche toujours ailleurs, à côté, au-delà… un monde dont la vérité, l’excellence, le degré d’être seraient supérieurs à celui où nous nous débattons. Leur objectif est de refaire le monde, en prenant appui sur l’idéal, et de transformer la réalité.
A l’opposé, ceux qui dénoncent ces rêveries. Moins nombreux, mais non moins résolus, les philosophes du réel « sans double », comme disait Rosset, se donnent pour tâche de dissiper les illusions, de nettoyer les fantômes qui nous détournent du seul monde existant et nous empêchent de le voir dans sa nudité, son tragique et sa magnificence. Nous ramener au réel, dissoudre ce qui le travestit, parures de mots ou délires moralisants, telle est l’ambition de leurs philosophies. Leur but n’est pas de construire des systèmes pour condamner ce qui existe, mais de nous inciter au contraire à nous en « contenter », au double sens de « ne pas rêver d’autre chose » et de « en éprouver de la joie ».
Un Parménide insolite
Ce qui surprend, dans cet essai, est de voir Parménide érigé en ancêtre fondateur de cette dernière famille d’esprits, qui critique les égarements du langage et les rêveries où tombent les « mortels stupides » se prenant au piège des mots. Car ce Parménide est fort inhabituel, voire insolite, aux antipodes de celui qui a dominé la pensée contemporaine. « Nul mieux ni plus vigoureusement que Heidegger n’a réussi à affubler Parménide d’une philosophie autre que la sienne », écrit Santiago Espinosa. Son Parménide à lui, que Platon et cent autres à sa suite s’acharnent à tuer au fil des siècles, dit simplement que « ce qui existe existe », et que nous ne pouvons rien penser d’autre.
Il est possible de discuter sans fin de ces lectures et reconstructions de Parménide, de ce qu’il a dit ou non. Toutefois, ce n’est pas comme un traité d’histoire des idées qu’il convient de considérer cet essai. Il est plus intéressant de prendre en compte ce que propose, de manière tranchante, Santiago Espinosa : une pensée désillusionnée, désillusionnante, dans le sillage notamment de Schopenhauer, Wittgenstein et Rosset. Ce jeune philosophe d’origine mexicaine, traducteur de nombreux ouvrages en espagnol, professeur à Paris, se réclame également de Nietzsche, de Bergson, d’Ortega y Gasset. Sa volonté d’en finir avec les chimères de la métaphysique pourrait bien réserver des surprises. A suivre.