Mes vies antérieures (aperçu)
Renaître, toujours renaître… au bout d’un moment, ça commence à bien faire ! Quelques milliers d’années, et on se lasse. Je n’y croyais pas, avant de tomber sur le catalogue de mes vies antérieures. Nettement plus épais que celui d’Ikea, façon Redoute ou 3 Suisses avant le Web, il est bien lourd, un peu déglingué. En le feuilletant, j’ai été très surpris : je n’ai reconnu, et encore vaguement, que très peu d’existences. Pour des centaines d’autres, pas le moindre souvenir !
Je ne me souviens pas du tout, par exemple, avoir été limace, écrabouillée par la roue d’un char, ce qui m’aurait permis de renaître gladiateur, preuve que les limaces aussi accumulent des mérites. Les gladiateurs, c’est moins sûr. Ce bref épisode s’est donc mal terminé. Il semble, d’après le catalogue, que je me sois retrouvé rhubarbe, ce qui me convient tout à fait, c’est assez tranquille. Sauf que j’ai fini en compote, avant de continuer moucheron, gazelle, éléphant, finalement acrobate. Ce qui montre d’une part que la rhubarbe mène à tout, d’autre part que la promotion par le karma n’est pas un vain mot.
Hélas, acrobate, rien qu’une erreur, et on ne fait pas de vieux os. Me voilà donc parti pour une série de transmigrations végétales, brin d’herbe, mousse, marguerite, myrtille, fraise des bois… Pas moyen de savoir pourquoi ni comment je suis devenu ensuite papillon, libellule, colibri, et peu après pilote de course, victime inattendue d’un accident de scooter en allant nuitamment chez une dame de mes amies.
Que je n’aie aucun souvenir non plus d’avoir été ptérodactyle, tyrannosaure, diplodocus est, paraît-il, normal. En revanche, ce qui me laisse perplexe est d’avoir tout oublié du Moyen Age, de mes vies dans des donjons, tantôt princesse, tantôt geôlier, tantôt rat ou araignée, mais tout le monde dit que semblable amnésie est chose fréquente.
Si vous croyez que je délire, lisez ou relisez, chez les Grecs, les traités de Pythagore, et bien sûr le mythe d’Er, à la fin de « La République » de Platon. Ou chez les Indiens, la Bhagavad Gita : « A la façon d’un homme qui a rejeté des vêtements usagés et en prend d’autres neufs, l’âme incarnée, rejetant son corps usé, voyage dans d’autres qui sont neufs » (II, 22). Ou encore les innombrables jataka, ces récits légendaires, entre contes populaires et histoires pour les enfants, qui décrivent les vies rêvées du Bouddha avant sa dernière naissance. N’oubliez pas, chez les modernes, Schopenhauer, Nietzsche, Baudelaire et tant d’autres… Composez alors votre propre catalogue, en commençant par les bribes de souvenirs de la dernière fois où vous étiez, par exemple, taupe, coccinelle, canari, échalote (attention, il en existe plusieurs variétés). Après tout, ce pourrait être une façon originale de rédiger son CV, son journal intime ou ses antimémoires.