Fragment d’une vie de chien
Qu’était-il donc arrivé aux odeurs ? Elles avaient ce matin-là des contours nets, comme les lumières violentes, et des clairs-obscurs, d’insolites nuances. Je n’avais pas encore ouvert l’œil, mais j’ai tout de suite trouvé ça étrange. Puis je n’ai pas voulu croire ce que je voyais ! Des poils partout dans les draps, de la bave sur l’oreiller et, à la place des mains, des pattes, griffes noires au bout, coussinets dessous. Face au miroir, aucun doute : la chose velue, en bas, avec cette truffe humide, c’était moi ! Je n’y comprenais rien. Apparemment, ce n’était pas un rêve : j’étais devenu un chien.
Ce fut un choc. Après, il a bien fallu s’y faire. Au début, il y a des trucs amusants : pisser dans la rue, aller flairer n’importe qui, se lécher pour faire sa toilette, dormir n’importe où. Pourtant, on se lasse vite. Chien, ce n’est pas une vie : la nourriture est infecte (granulés, boîtes gluantes, riz avec restes), le collier gêne, les bâtons à mâcher ont un sale goût, on vous traite constamment comme un débile (Kinenveu du tisuk ?) et en plus il faut rapporter la baballe… L’avantage, évidemment, c’est que, comme on n’a pas grand-chose à faire, il y a tout loisir de réfléchir.
Comment cela a-t-il pu m’arriver ? Socrate jure souvent « Par le chien ! » comme nos classiques disent « Parbleu ! », mais ça ne peut pas expliquer ma situation. Platon prétend que cet animal possède un « naturel philosophique » au motif qu’il fait la fête à ceux qui lui sont familiers mais grogne après les étrangers, incarnant ainsi la propension à la reconnaissance et la défiance envers l’inconnu, mais ça ne suffit pas pour savoir pourquoi j’en suis là.
Je tente désespérément d’y voir clair. Je pense à cette émission de télévision américaine qui s’intitulait, dans les années 1990, « No Dogs or Philosophers Allowed ». D’autres fois je songe au roman de Clifford D. Simak, « Demain les chiens », où ils finissent par prendre le pouvoir à force d’observer les humains. Je convoque Kafka et « La Métamorphose », Philip Roth transformé au réveil en… gigantesque sein. Rien ne m’éclaire, pas plus que le « devenir animal » dont parle Deleuze. Je pense aux élèves d’Antisthène et de Diogène de Sinope qui ont revendiqué le surnom méprisant dont on les avait affublés : « chien », « canin » pour être précis (kunikos en grec ancien, qui a donné « cynique »), parce qu’ils prétendaient s’affranchir des conventions sociales. Malgré tout, l’énigme demeure.
Je me dis finalement qu’aucun chien véritable ne s’interroge ainsi. Donc, je suis encore humain. Mais coupé de la condition humaine ordinaire, déplacé, mutant. Toujours le même, mais déjà autre. Toujours un, mais pourtant multiple. Parfois brave, parfois bête. Chien doué de raison, parlant, social. N’est-ce pas ça qu’on nomme aussi « philosophe » ?