La métaphysique au bout des doigts
Que faire de ses dix doigts en philosophie ? Pas grand chose, voilà sans doute ce que vous pensez, comme tout le monde. Bien sûr, on peut toujours mettre le doigt sur un problème, tout en évitant de se le mettre dans l’oeil, mais ce ne sont que des façons de parler. En fait, quand il s’agit de réfléchir, vos doigts vous seraient bien inutiles. C’est faux et archi-faux, je vais vous le montrer.
Faites passer votre index sous le médium de la même main. Au bout de ces deux doigts croisés, placez une bille en verre, en métal, en bois ou en plastique, peu importe. Palpez, faites rouler, attrapez… Vous aurez vite l’impression qu’il y a deux billes, et non une. Remplacez la bille par un crayon, tenu entre vos doigts croisés, vous aurez deux crayons pour le prix d’un…
Cette illusion est connue depuis plus de vingt-cinq siècles. Aristote, le fondateur de la métaphysique, fut le premier à la mentionner. Ensuite, on l’a bien oubliée. Voilà pourtant une petite expérience qui, loin d’être seulement une curiosité amusante, pourrait bien nous mettre sur la voie de réflexions importantes. Il suffit de croiser les doigts pour… comment dire ? « Toucher double », comme on parle de « voir double » : le réel semble profondément perturbé par cette simple inversion des doigts, qui entrecroise nos capteurs sensoriels.
Posez maintenant votre index sur le pouce de la même main, pulpe contre pulpe. Fermez les yeux, frottez doucement un doigt contre l’autre, et demandez-vous : qui touche ? Et qui est touché ? C’est vertigineusement indiscernable. Cette fois, c’est vous qui êtes dédoublé, tout en restant entier des deux côtés ! Voilà un jeu élémentaire qui permet de soulever quantité de questions abyssales. Où donc est le sujet, où donc est l’objet ? Qui est sentant, qui est senti ? A quel registre de réalité appartient cette sensation ? En fait, vous voilà aux portes de la métaphysique. A deux doigts de toucher à l’essentiel.
Car ces petits jeux peuvent vous faire voir autrement ce rapport à soi qu’on appelle la « réflexivité », tout comme le fait de s’éprouver soi-même ou « autoaffectivité », mais aussi les relations complexes, et mal élucidées, de la chair et du monde, du dehors et du dedans de nous-mêmes. De proche en proche, vous pourriez bien vous retrouver en balade dans différentes « logies » (psycho-, onto-, phénoméno-, théo- et quelques autres). Comme quoi, on a tort de penser que jouer avec ses doigts est juste bon pour la cour de récréation de l’école primaire. Décidément, avec ces trucs qui n’ont l’air de rien, on sait quand on commence, mais il suffit d’envisager les conséquences pour être encore à l’auberge longtemps après. Quand vous en aurez assez, dites « pouce ! ».