La bibliothèque qui tue
Les érudits se suicident rarement, surtout en Allemagne. Quand on retrouva Ernst von Wilamowitz-Moellendorf pendu dans sa bibliothèque à Göttingen, ce fut donc un grand choc. Mais dès qu’on constata qu’au même instant, trois autres gloires de l’histoire ancienne avaient également mis fin à leurs jours – à Oxford, à Baltimore et à Paris – alors la consternation laissa place à l’investigation. Pourquoi donc quatre savants estimés, influents, tous spécialistes de l’Antiquité, avaient-ils choisi conjointement de se donner la mort ? La situation était si énigmatique qu’on mit les meilleurs enquêteurs sur cette affaire. En vain : malgré leurs efforts, pas le moindre indice. Aucune trace, aucune piste, ni dans le passé des quatre universitaires, ni dans leurs papiers récents.
Le découragement guettait quand survint un cinquième suicide. Ce retardataire, Karl Diels, professeur à Berlin, petit-fils du grand Hermann, l’éditeur des « Présocratiques », s’était lui aussi pendu au milieu de ses livres. Par chance, un des carnets qu’il avait tenté de brûler dans sa cheminée ne s’était pas entièrement consumé. Grâce à ces fragments de son journal – la dernière page était datée du jour de sa mort – on put reconstituer le fil des événements.
Quelque temps plus tôt, un archéologue avait fait par hasard la découverte la plus inattendue, et sans doute la plus bouleversante, de toute l’histoire : il avait retrouvé la grande bibliothèque d’Alexandrie ! Elle n’avait pas été détruite, elle n’était simplement pas à l’emplacement qu’on croyait. Ses 700 000 rouleaux, parfaitement conservés, gisaient sous le sable d’un terrain vague, à quelques kilomètres du centre-ville. Tous les savoirs de l’Antiquité, toutes ses sagesses – poètes, historiens, tragédiens, mathématiciens, philosophes, géographes, voyageurs… – attendaient intacts qu’on les découvre et les traduise. Au lieu d’en connaître à peine 10 %, on allait tout avoir !
Avant d’annoncer pareille trouvaille, le chercheur avait voulu informer les plus éminents de ses collègues. Il n’avait pas envisagé à quel point sa découverte les menaçait. Ils avaient bâti leurs existences, leurs œuvres et leurs pouvoirs sur les trous de l’histoire… Leurs propres bibliothèques s’étaient édifiées sur l’absence de celle d’Alexandrie. Tout allait être bouleversé, remis en cause, voire ridiculisé !
« C’est pour cette raison que je n’ai pas hésité, conclut le journal de Karl Diels. Il fallait sauver la science, l’honneur de nos collègues, l’avenir de nos étudiants. De toute façon… (ici, sept ou huit lignes manquent, le bas de la page ayant été détruit par le feu. Le texte reprend sur le feuillet suivant)… été absolument certain que personne d’autre n’était au courant, je suis allé sur place visiter les lieux avec notre “génial archéologue”. En fait, je ne regrette pas de l’avoir éliminé, de l’avoir enterré, d’avoir effacé toutes les traces de cette… (le reste manque). »