La multiplication du croissant
Que les boulangers se rassurent. En proposant la multiplication d’un croissant, je ne leur fais prendre aucun risque. Ecartons d’entrée de jeu ce cauchemar : « Un croissant acheté, dix croissants mangés ». Car il n’y a pas de miracle. Ce ne sera pas comme avec les pains et les poissons des Evangiles. Ce qui devrait rassurer également les autorités ecclésiastiques. Eglise et boulangers désormais rassérénés, opérons. Les lecteurs, déjà déçus de ne pas avoir plusieurs viennoiseries pour le prix d’une, ont bien droit à une compensation. Car le titre ne recèle aucune supercherie, je ne me permettrai pas. Multiplication il y aura. Reste à savoir comment.
A côté des biscottes, du sucre, de la confiture, de la pomme et du yaourt, sur le plateau du petit déjeuner, cette chose feuilletée, odorante et joufflue, contente de soi, dodue, presque tiède encore du four où elle a pris, il y a peu, cette teinte de sous-bois l’automne traversé d’un rai de soleil, en français se nomme « croissant ». L’expérience est fort simple : quitter tout regard esthète, toute forme d’appétence pour la pâte fondante-craquante, cesser de saliver, voir cette chose autrement.
D’abord du point de vue du boulanger : type de farine, beurre ou margarine, style de feuilletage, quantité de sel, temps de cuisson. Laisser ensuite la veste blanche, prendre le stéthoscope et le point de vue du médecin : combien de calories ? Digestibilité ? Rapport lipides-glucides ? Une fois saisi le principe, libre cours pour la suite. Les points de vue, par définition, sont en nombre infini. Vous n’aurez donc que l’embarras du choix pour examiner votre croissant avec, par exemple, les yeux du physicien (poids volumétrique, élasticité, résistivité à la rupture), du chimiste (structure moléculaire, résidu à la combustion), du maître d’hôtel (disposition sur le plateau, mise en valeur), du gestionnaire (prix de revient, tarif dégressif, positionnement sur le segment), du neurobiologiste (le neurone du croissant, dans quelle aire corticale ?). Rien ne vous empêche de poursuivre avec historien, linguiste, géographe ou psychanalyste.
En peu de temps, des cryptes sans fin s’ouvrent sous la pâte, conduisant au croissant dans la littérature (Zola, Proust, Duras), dans l’Union européenne (churros et pancakes le talonnent méchamment), dans la symbolique (Croissant-Rouge, Croissant fertile), dans le structuralisme (relations croissant-tartine, croissant-brioche) ou même dans la métaphysique (quel effet ça fait d’être un croissant ?). Une fois parcouru assez de chemin, le temps venu de tirer la leçon, vous aurez saisi que rien n’a qu’une seule face, ni un seul sens. Aucune chose jamais n’autorise qu’un point de vue. Il convient donc de les multiplier, de savoir que le monde est à facettes et que n’importe quoi, vu sous cet angle, est un diamant.
Par exemple la biscotte, le sucre, la confiture, le yaourt. Vous pouvez poursuivre la multiplication des points de vue, interminablement, avec une infinité de choses. Evidemment, cela demande quelque énergie. Du coup, quand vous aurez, sur le croissant, multiplié les angles d’approche, vous voyez ce qu’il vous reste à en faire. « La preuve du pudding, c’est qu’on le mange », disait Engels, un garçon que les idioties n’effrayaient pas. Pour le croissant, on cherche encore ce que ça prouve.