À quoi servent les vieux ?
Réforme des retraites, crise des Ephad : deux dossiers distincts, fort techniques l’un comme l’autre. La refonte et harmonisation des régimes de retraite engagent évidemment quantité de discussions financières, juridiques, sociales et administratives. Il en est de même pour la réorganisation des établissements accueillant des personnes dépendantes, en ajoutant au tableau des volets médicaux et sociétaux complexes. Toutefois, l’arrière-plan commun de ces chantiers en cours est d’une nature différente, qui n’a rien d’administratif ni de comptable. Par-delà les budgets, les statuts, les réglementations, ces réformes engagent une représentation de la vieillesse. Pour prendre sens pleinement, ces dossiers exigeraient une conception claire et nette du rôle, et de la place, des personnes âgées dans notre société.
Or c’est ce qui manque cruellement. De plus, ce vide ne semble pas inquiéter vraiment. Notre époque se révèle pourtant très démunie en matière de réflexion sur la vieillesse. Les vies humaines s’allongent, la démographie des centenaires va bientôt exploser, mais personne (ou presque) ne sait plus quoi penser des vieux. Ni quelle place exacte leur accorder dans l’imaginaire collectif. Les octo et nonagénaires sont donc à la fois de plus en plus nombreux et de plus en plus invisibles. Comme s’ils étaient difficiles à concevoir, tellement ils semblent dépourvus d’utilité. Voilà l’un des grands paradoxes de notre temps.
D’autres époques et d’autres cultures n’ont rien connu d’identique. Les sociétés traditionnelles valorisaient régulièrement l’expérience et la sagesse qu’elles attribuaient aux anciens. Les humains qui avaient traversé une longue existence étaient gratifiés d’un savoir, d’une autorité dont les autres étaient privés. Ce trait a survécu sous diverses formes en Occident, bien qu’y furent valorisées, de façon très singulière, la nouveauté, les ruptures, les révolutions. Platon, dans Critias, fait dire à un vieux prêtre égyptien :« Vous autres Grecs, vous êtes toujours neufs » (ou « enfants », puisque le même mot, neoi, signifie les deux en grec ancien). Malgré la prime qu’elle à la jeunesse et au neuf, l’Europe a longtemps considéré le grand âge avec respect.
Elle y a même vu le temps propice à une liberté et à un courage spécifiques. Qu’on relise, par exemple, l’extraordinaire dialogue au sujet de la vieillesse composé par Cicéron. Il fait parler Caton l’Ancien, 84 ans, qui détaille, point par point, la supériorité du grand âge sur tous les registres : réflexion, force d’âme, plaisirs intellectuels, mépris de la mort… Evidemment, Cicéron et son personnage exagèrent. Mais ils symbolisent clairement la valorisation classique du vieillard, que nous avons perdue. Peut-être pas entièrement : Jacqueline de Romilly, Jean d’Ormesson, Jean Rochefort, entre autres, en furent récemment des survivances contemporaines. Mais ces rares arbres florissants ne cachent pas une forêt de dévastations.
Car le lot du grand âge, aujourd’hui, est fait communément d’indifférence, d’abandon, d’absurde, d’humiliation. On y voit une vie faite presque exclusivement de pertes (d’autonomie, de mémoire, de dignité, d’humanité…). Nous faisons, somme toute, de la vieillesse une indignité. C’est ce qu’indiquait déjà, en 1968, l’essai du philosophe autrichien Jean Améry (1912-1978), Du vieillissement. Révolte et résignation, traduit en français en 1991. Aux antipodes de Cicéron et de son De Senectute, Améry décrit la vieillesse en termes noirs : déchéance révoltante, décrépitude absurde, « négation de la vie dans la vie », en décalage accéléré par rapport aux nouvelles générations : « devenus de vieille ferraille de l’esprit, nous sommes bons à mettre au rancard de l’époque ».
Faut-il en conclure que notre époque ne voit plus les vieux que comme un embarras, une sorte de déchet encombrant ? Ou bien comme un bas de laine, ou un réservoir électoral ? Les « seniors » passent pour économiquement fiables, politiquement conservateurs. Ils continuent à servir de lest financier et social. Mais il semble vain de rêver à quelque retour des vieux sages.
L’erreur, en fait, consiste à penser en termes de fonctions et d’usages. Mieux vaudrait se dire que les âges de la vie ne « servent » à rien. Ils constituent, de l’enfance au déclin, des existences ayant chacune leur style, leur atmosphère, leur respiration. Des vies, pas des fonctions.