Plus le poète est vieux, plus il est inventif
Nobel de littérature 1923, William Butler Yeats (1865-1939) a encore des lecteurs enthousiastes et fidèles. L’œuvre de ce poète irlandais est à facettes. Elle entrelace, de manière parfois troublante, héritage celtique et théâtre Nô, inspiration ésotérique et patriotisme, décadence fin de siècle et clarté commune. Soucieux de philosophie comme de littérature, Yeats lit assidûment Plotin et traduit les Upanishad en compagnie d’un moine indien. Surtout, jusqu’à ses toutes dernières années, il ne cessera de se réinventer et de se régénérer, d’une manière étonnante qui mérite attention.
On le constate dans sa correspondance avec la poétesse Dorothy Wellesley. Leurs échanges couvrent les trois dernières années de son parcours, entre 1935 et 1938, de ses 70 ans à sa mort. Publié dès 1940 par Oxford University Press, cet ensemble de lettres, souvenirs et poèmes est aujourd’hui traduit en français. Comme dans la vie, on y trouve banalités et pépites, histoires sans intérêt et remarques bouleversantes. Parmi les plus précieuses, dans sa rectitude, cette observation dit tout, ou presque, de ce qu’il faut savoir de l’écart entre prose et poésie : « Les corrections, dans la prose, parce qu’elle n’a pas de lois fixes, sont sans fin ; un poème tombe juste, avec un déclic de boîte qui se ferme. »
Le fil rouge de ces échanges, c’est un dernier tournant. Yeats et Wellesley parlent évidemment de mille choses concernant leurs œuvres respectives. Il loue en elle le naturel, le grand art de l’absence d’afféterie : « Vous êtes celle d’entre nous qui a la meilleure langue car vous suivez absolument le conseil d’Aristote et écrivez « comme les gens ordinaires » ». Une forme étrange de séduction n’est pas absente : « lorsque vous avez traversé la pièce avec ce mouvement de garçon, écrit-il à Dorothy, ce n’est pas un homme qui vous regardais, c’était la femme en moi. » Le poète donne aussi des nouvelles de son travail sur les Upanishad, mené en compagnie de Shri Purohit Swami (1882-1941), auteur en 1932 d’une Autobiographie d’un moine indien. Sa vie et ses aventures. Toutefois, ces évocations disparates prennent sens sur une toile de fond unique. Plus que l’amitié, la création, la passion des mots, c’est la vieillesse comme regain de créativité.
Aux antipodes des lettres du vieux de Pétrarque, geignardes ou nostalgiques, Yeats retrouve par moment une veine qui évoquerait presque celle du De Senectute de Cicéron, où Caton l’Ancien soutient gravement que plus on est vieux plus on est actif, attentif et productif. Mais Yeats n’a même pas besoin de le formuler. Aucune emphase. Cela se voit, se fait tout seul, si l’on peut dire. Le poète s’allège, le chant se dépouille, la création s’affirme, avec plus d’allégresse et de simplicité directe que dans le lyrisme de sa jeunesse et certaines brumes de l’âge mûr. S’il y a là une leçon intemporelle, sa portée pour aujourd’hui est suraiguë. Nous vivons un temps où la vieillesse est abandonnée, inaperçue, parquée loin des regards, vécue comme décrépitude et dépendance. Yeats nous fait voir une fin toute différente : plus de justesse, plus d’indépendance. Un brave.
LETTRES SUR LA POÉSIE
de W.B. Yeats
Correspondance avec Dorothy Wellesley
(Letters on Poetry)
Introduction de Kathleen Raine
Traduit de l’anglais par Livane Pinet-Thélot
en collaboration avec Jean-Yves Masson
La Coopérative, 336 p., 22 €