Du spirituel au coeur de politique
Avec les Lumières, nous nous sentons à l’aise. Ce siècle nous parle et nous séduit. Ironie et tolérance de Voltaire, indignations vertueuses de Rousseau, coups d’œil aigus de Tocqueville… tout, ou presque, nous semble proche. En revanche, avec le XIXe siècle, c’est une autre affaire. La plupart de ses penseurs nous paraissent surannés. Ou même carrément inaudibles. Leurs propos traitent pourtant de crises où nous débattons, d’impasses où nous sommes encore. Leurs interrogations portent en effet sur l’articulation du politique et du religieux, les principes de la démocratie, les liens problématiques du passé et de l’avenir.
Malgré tout, le XIXe siècle demeure globalement délaissé. Il fait l’objet d’une éclipse d’attention. Mieux : d’une « élision », comme le dit finement Julien Pasteur. Il compare ce siècle prolixe à une sorte de « e muet » qui ne servirait qu’à nous rendre les Lumières plus proches. Illusoirement, cela va de soi.
L’impressionnant et passionnant travail de Julien Pasteur scrute un aspect crucial de l’immense chantier négligé du XIXe siècle, et permet de mieux comprendre la désaffection dont il fait l’objet. Issu d’une thèse soutenue en 2015, ce gros ouvrage – Les héritiers contrariés, titre fort peu explicite – visite nombre de monuments célèbres mais pas vraiment fréquentés. Ils se nomment Joseph de Maistre, Auguste Comte, Alexis de Tocqueville, Edgar Quinet, Jules Michelet, Pierre Leroux…
Fil directeur de l’enquête : le spirituel et la république. Ne pas confondre avec l’Eglise et l’Etat, ni avec les religions et le politique, qui sont des registres distincts. Au coeur du «spirituel républicain » se tient un faisceau d’interrogations : que devient la spiritualité dans une société postérieure à la Révolution Française ? Est-elle réduite à néant ? Avec quelles conséquences ? Est-elle récupérée, transformée par la politique ? Sous quelle forme ?
« On ne déplace pas un Dieu sans que cela fasse du bruit » disait souvent Edgar Quinet. Tout le siècle, de la Restauration jusqu’à Zola et à Péguy, est traversé par des fracas politico-religieux et par leurs innombrables échos et répercussions. Le grand mérite de l’essai de Julien Pasteur, qui enseigne la philosophie à l’université de Bourgogne-France-Comté, est de faire émerger ce paysage enfoui, d’en donner à voir non seulement l’épaisseur historique et la complexité mais aussi l’étonnante actualité.
Ce passage de sa conclusion exprime : « Ce qui hante l’esprit des modernes jusqu’à nous, c’est le sentiment d’avoir à faire un choix impossible. Soit il subsiste quelque chose du religieux dans les sociétés contemporaines, et il faut alors travailler incessamment à s’en défaire, puisque cet archaïsme est le lieu obscur qui nous sépare d’une politique intégrale de l’autonomie ; soit toute société en conserve l’empreinte fondatrice, et il faut alors apprendre à gouverner non pas contre mais avec, indiquant que la condition de l’effectivité politique est le gouvernement des esprits. »
De ce dilemme insoluble, de toute évidence, nous ne sommes pas sortis. Certes, les acteurs ont changé. Les concepts, les décors, les scènes d’intervention également. Mais la trame des questions du XIXe siècle demeure présente et active. Elle habite nos malaises du jour, elle affleure à chaque débat sur les valeurs de la République et les raisons d’y adhérer. Encore fallait-il le montrer. Ce livre aide à comprendre hier pour éclairer aujourd’hui.
LES HÉRITIERS CONTRARIÉS
Essai sur le spirituel républicain au XIXe siècle
de Julien Pasteur
Les Belles Lettres/ essais, 504 p., 25,90 €