Premiers Européens en Inde
L’Antiquité gréco-latine n’a pas ignoré l’Inde, mais l’a surtout rêvée. Alexandre et ses troupes ont atteint les rives de l’Indus, pourtant les historiens qui relatent son périple, notamment Callisthène et Onésicrite, disent bien peu des mœurs locales. Au contraire, Ctésias de Cnide, médecin grec de l’empereur perse Artaxerxès II, décrit tellement de créatures extraordinaires qu’il passe déjà, en son temps, pour un fabulateur. Ce n’est qu’à la fin du XVe siècle, une fois que les Portugais ouvrent la voie maritime du Cap de Bonne Espérance , que des Européens accostent régulièrement dans les comptoirs indiens, découvrant un monde qui tout à tour les déconcerte et les ravit, les horrifie et les séduit.
Bientôt, débarquent militaires, diplomates et missionnaires. Ils sont italiens, français, allemands, anglais, hollandais. Leurs périples et leurs récits s’échelonnent du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècel. Certaines de ces archives sont déjà connues, d’autres restent à découvrir. Le premier mérite du livre de Sanjay Subrahmanyam est d’esquisser une galerie de portraits de ces découvreurs. Parmi eux se détachent notamment les silhouettes de James Fraser, Ecossais vivant en Inde dans les années 1730-1740, ou du Colonel français Antoine-Louis-Henri Polier, arrivé à Calcutta en 1758, qui combine constructions de fortification et collection de manuscrits.
L’historien indien, héraut d’une « histoire connectée » qui multiplie les langues, les références et les points de vue, enseigne aujourd’hui à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) et au Collège de France. En retraçant les vies et opinions de ces pionniers, il éclaire ce que leurs journaux et correspondances nous apprennent de leurs systèmes de représentations des autres. Brassant une quantité de sources, mêlant anecdotes et documents de première main, Sanjay Subrahmanyam donne le tournis. Dans ce foisonnement, les résultats de son investigation n’apparaissent pas toujours clairement. Par souci de préserver la complexité des analyses et la diversité des questions, il s’expose au risque de conclusions difficiles à discerner.
En outre, pour un lecteur informé de ce domaine d’érudition, certaines de ses omissions paraissent étranges. Le livre cite par exemple l’important travail de Partha Mitter (Much Maligned Monsters. A History of European Reactions to Indian Art, Clarendon Press, 1977) mais ne souffle mot (sauf erreur) de cette référence centrale que constitue, sur les questions traitées, la somme de l’érudit Wilhelm Halbfass (India and Europa, An Essay in Understanding. State University of New York Press, 1988). En revanche, il accorde une belle place à Edward Saïd et à son Orientalisme (Seuil, 1980) , bien que ses analyses, élaborées à propos du Moyen-Orient, ne soient pas directement transposables à l’indologie.
Ces réserves ne sauraient masquer le plaisir que procurent les multiples et vivantes évocations de Sanjay Subrahmanyam – avec une mention spéciale pour le dossier final. On y trouvera de rares perspectives sur la toute première perception des occidentaux… par les Indiens, cette fois. Bien défrichés à partir du XIXe siècle, les jugements des périodes antérieures demeurent rares et surtout mal connus. D’où l’intérêt de découvrir, renversant la perspective globale, ces regards sur des « Européens » perçus indépendamment d’une représentation de l’Europe.
L’INDE SOUS LES YEUX DE L’EUROPE
Mots. Peuples. Empires
de Sanjay Subrahmanyam
Alma, 492 p., 26 €