Petites phrases, idées courtes
Au milieu des grèves, de la réforme de la constitution, de la montée des populismes, des ravages de l’antisémitisme, s’occuper de la forme des phrases peut paraître tout à fait secondaire. Quel rapport le nombre des mots, et leur agencement, peut-il bien avoir avec notre actualité ? Y aurait-il un dénominateur commun éclairant entre le mot d’ordre d’une manifestation, un proverbe, la maxime d’un moraliste, un aphorisme philosophique ou encore le slogan d’une campagne électorale, depuis la « force tranquille » de François Mitterrand à « La République en marche » de notre actuel président ?
Aussi disparates que soient ces énoncés, ils ont tous en commun de tenir en quelques mots. Ils constituent une phrase, une seule, et jamais deux. Or cette expression courte, ramassée, sans réplique, n’est sans doute pas innocente. Elle mérite, en fait, d’être examinée. Car elle contient, on va le voir, une dimension politique, le plus souvent inaperçue, qui peut être mettre en lumière autrement notre actualité.
Bien évidemment, la palette des idées qui tiennent en une seule phrase est extrêmement vaste. On peut, sous cette forme, asséner un principe péremptoire, sidérant ou absurde, comme en mai 1968 « Il est interdit d’interdire », ou bien forger un mot d’ordre solidaire et résistant, comme en janvier 2015 « Je suis Charlie ». Trivialement, la formule fixe peut se contenter de répéter un vieux conseil de sagesse rurale, tel « en avril, ne te découvre pas d’un fil ». Littérairement, il est possible de ciseler en une affirmation concise une pensée aiguë, avec l’art consommé d’un Baltasar Gracián, qui soutenait, au XVIIe siècle, que « ce qui se conçoit bien s’énonce brièvement » et que « les vérités qui nous importent le plus s’offrent toujours à demi-mot ». Les moralistes classiques ont usé sans cesse de l’aphorisme, entre humour froid et vérité amère, comme La Rochefoucauld, rappelant que « nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui ».
Parce qu’il y a tant de genres, dans l’immense famille des phrases uniques, on finit par ne plus remarquer qu’elles forment, malgré tout, une famille. Négligeons donc le fait qu’elles sont banales ou géniales, profondes ou superficielles. Laissons de côté aussi les différences entre injonctions et prétendues évidences, ou entre les formules faisant hausser les épaules et celles qui enclenchent une réflexion sans fin. Ce qui importe ici est autre chose : partout, nous avons affaire à un point de vue se donnant pour unique, à une affirmation sans alternative ni contradiction. La pensée qui s’exprime en une phrase, qu’elle soit grandiose ou nulle, se présente toujours comme un monde en soi, qui veut s’impose sans discussion, sans contestation possible.
Cette pensée-formule n’a qu’une dimension. Si on ne lui oppose rien, elle s’instaure certitude, devient constat évident. Elle se révèle en quelque sorte hypnotisante. Sans doute est-ce ce qui fait le charme et la puissance des aphorismes : leur aspect péremptoire semble dévoiler des vérités universelles. Mais là réside aussi leur limite, voire leur danger. Car une pensée bien plus intéressante naît de la tension permanente entre plusieurs phrases, plusieurs points de vue, plusieurs arguments qui s’opposent et se confrontent. Pour avancer dans la réflexion, mieux vaut être au moins deux. Et ne pas se contenter de courtes phrases.
Les Grecs de l’Antiquité savaient cela fort bien. Les formes courtes sont à leurs yeux celles des régimes autoritaires, aristocratiques. A Sparte, où règne une discipline de fer, on est « laconique » – le terme veut dire « spartiate » ! Dans l’Athènes démocratique, au contraire, les « discours longs » se multiplient : au tribunal, à l’assemblée, comme dans les cercles philosophiques, dominent arguments, démonstrations opposées, objections et réponses. C’est-à-dire une multitude d’énoncés.
Le rapport avec notre actualité ? Nos politiques abusent des « petites phrases ». La publicité est saturée de slogans. Les mouvements sociaux se crispent sur des formules. Les idéologies aussi. Les réseaux sociaux privilégient les pensées brèves. Il n’est donc pas inutile de se souvenir que formes courtes et tyrannie entretiennent une vieille parenté. Et que la pensée, tout comme la démocratie, supposent des exposés multiples, détaillés, suffisamment longs pour inciter à une vraie réflexion. Relisez donc les titres de la semaine à travers ce prisme…