Réapprendre à faire halte
Toujours plus vite. C’est le mot d’ordre général. Partout règne l’accélération : transmissions, rythmes, innovations et mutations sont censés s’enchaîner ou se succéder à vitesse croissante. Sans qu’on se pose pour autant, de façon claire et nette, la question de l’utilité réelle de cette course effrénée. On s’interroge finalement fort peu sur les raisons d’être et la finalité de pareille agitation, où il semble interdit, voire carrément dangereux, de s’arrêter. Comme si cesser brutalement de courir, de nomadiser, de parcourir l’espace et de gagner du temps, était s’exposer à… quoi au juste ? Peut-être à un anéantissement, en tout cas à une sourde métamorphose. A quelque chose de menaçant.
Et pourtant, au sein même de ce mouvement uniformément accéléré, nous ne cessons aussi de rêver de moments d’arrêt, de pauses immobiles. Nous allons donc de plus en plus vite, mais tout en étant taraudés par le désir d’instants où tout s’arrêterait, où s’immobiliseraient enfin et le corps et le temps. Et malgré cela, pour ne rien simplifier, nous détestons ce qui ligote, emprisonne et assigne à résidence. Il y a évidemment, dans ces multiples tensions, matière à réflexion philosophique. Elle ne saurait d’ailleurs oublier combien « mouvement » et « repos » constituent, depuis Pythagore et les débuts de la pensée grecque, un couple d’opposés fondateur.
Cette réflexion – à contre-courant de l’air du temps, du moins pour une part – Jérôme Lèbre contribue à l’élaborer avec cet Eloge de l’immobilité. Intéressant parce que subtil. On n’y trouve en effet ni simple célébration de tout ce qui bouge (marche, course, vitesse, progrès…) ni pure glorification de ce qui est statique (arrêt, suspens, éternité…). Il ne tombe pas non plus dans le panneau d’une trop courte opposition entre le privilège accordé par l’Occident au mouvement et la valorisation du repos par les pensées d’Orient, de l’Inde à la Chine.
Professeur de philosophie en classes préparatoires, membre du Collège International de philosophie, auteur déjà de plusieurs ouvrages, notamment Derrida – La justice sans condition (Michalon, 2013) et d’un entretien sur l ‘art avec Jean-Luc Nancy (Signaux sensibles, Bayard, 2017), Jérôme Lèbre s’intéresse aux points de tension et d’entrecroisement entre l’immobile-immuable (la vérité, la loi, l’intemporel) et les mouvements et mutations. Il montre combien une immobilisation sous contrainte est vécue comme pénible (la prison, l’hôpital, l’embouteillage…) alors qu’une certaine forme d’ascèse suspendant le mouvement (prière, méditation, écriture et autres) est valorisée et féconde. L’art, à sa manière, vient suspendre les enchaînements et les règles : toute beauté est un arrêt. Sur un autre registre, les mouvements d’occupation (des places, des usines, des universités) immobilisent les flux coutumiers : toute résistance suppose une halte.
Si le texte est souvent intéressant, original, empreint de poésie comme de réflexion, d’où vient l’impression d’une sorte d’inachevé, d’arêtes imprécises ? Sans doute d’un décalage entre intentions et résultats : le projet est grandiose, l’essai simplement bien troussé. Et surtout d’un glissement permanent entre des registres habituellement distincts (littéraires, esthétiques, politiques…). C’est ce qui fait le charme de cet essai, mais aussi son point faible, car il n’est pas certain que le passage d’un registre à l’autre soit simple.
ÉLOGE DE L’IMMOBILITÉ
de Jérôme Lèbre
Desclée de Brouwer, 378 p., 17,90 €