A quoi sert un héros ?
Arnaud Beltrame est partout célébré. Des éditoriaux à la cour des Invalides, des hommages des parlementaires à ceux des particuliers, son exemple est destiné à rester. Le gendarme qui a choisi – il y a juste une semaine, à Trèbes – de se faire otage d’un djihadiste à la place d’une caissière du Super U est devenu, à titre posthume, une figure majeure. On voit en lui l’incarnation du courage, du dévouement et de la résistance. Tout le monde a le sentiment qu’il s’est passé quelque chose d’important. Chacun le répète : cet homme est un héros. A juste titre. Mais que dit-on vraiment, que fait-on au juste, en s’exprimant ainsi ? Il faut revenir sur la définition et sur les fonctions de la figure du héros. On la croit bien connue. Ce n’est peut-être pas le cas.
Il convient de distinguer entre deux figures de héros : certains le sont par nature, d’autres le deviennent par leurs actes. Ainsi, les héros de la mythologie, des épopées, de toutes les fictions, se voient-ils dotés, d’entrée de jeu, d’une nature hors du commun. Qu’ils s’appellent Ajax et Ulysse chez Homère, Gilgamesh chez les Sumériens, ou encore Superman, Spiderman et autres dans nos blockbusters mondialisés, ils accomplissent des exploits parce qu’ils sont exceptionnels et différents. Si les héros fabuleux sont destinés à marquer l’histoire, c’est en raison de leur surpuissance, qui outrepasse toujours celle du commun des mortels. « Des héros chimériques ! disait Boileau, et sont-ce des héros ? – Comment ! Si ce sont des héros ! ce sont eux qui ont toujours le haut bout dans les livres et qui battent infailliblement les autres. »
Infailliblement, c’est trop dire. Car bien des hommes qui paraissent ordinaires, dans certaines circonstances exceptionnelles, peuvent se conduire de manière inouïe et exemplaire. Leurs comportements révèlent leur exception. Sans la présence fortuite d’une situation, sans les gestes qu’ils y accomplissent, on ne se serait pas rendu compte de leur singularité. Ainsi surgissent bien des héros de la Rome antique, cultivateurs quittant la charrue pour l’exploit. Plus près de nous, les héros de la Résistance sont aussi de ce type. Venus de l’anonymat, du peuple, de la vie banale et réelle, ils n’ont à première vue rien de particulier. Sauf, justement, ce qu’ils réussissent soudain, dans des circonstances extraordinaires.
On est tenté de ranger Arnaud Beltrame dans cette seconde catégorie. Quelles qu’aient été ses qualités, son parcours peut évoquer quantité d’autres parcours semblables – jusqu’au moment où un djihadiste croise son chemin. Jusqu’au moment où s’impose à lui l’évidence qu’il doit tenter de combattre au plus près, et que là réside son seul devoir. Et qu’il faut commencer par sauver une vie, fût-ce au prix de la sienne. Nul ne sait dans quel ordre, selon quelle connexion, se sont agencés ces éléments. Du combat ou du sacrifice, lequel fut premier ? Libre à chacun d’imaginer leur articulation, et de donner ainsi leur sens aux actes de ce héros.
Car c’est d’abord à cela que sert un héros, en fin de compte : inciter à donner du sens, appeler à son élaboration. Ce point central rapproche tous les héros, fabuleux ou trop humains, par-delà les traits qui les distinguent. Leur fonction centrale n’est pas simplement de faire rêver, de fournir des modèles de conduite et de comportement, d’inciter au dépassement de soi. La première utilité commune aux héros de toutes sortes : organiser des récits, configurer des significations, modifier des représentations. Et l’on voit combien le gendarme face au djihadiste s’inscrit dans cette perspective.
Il est mort, mais il a gagné. Car il a inversé le cours du récit. Au lieu d’être cadavre, victime de la barbarie parmi tant d’autres, le voilà devenu modèle et icône. Son sacrifice n’est pas une défaite. Peut-être est-ce même un nouveau tournant dans cette guerre d’un type sans précédent. Sans doute discerne-t-on déjà de fortes nuances entre les récits autour de son nom. Certains ressuscitent les images de la chevalerie, la figure du preux offrant sa vie pour sauver celle d’une dame. D’autres insistent sur la mobilisation, le combat, la vigilance. Certains bientôt œuvreront à l’oubli, en l’organisant, ou en omettant de le briser. Sans être négligeables, ces divergences sont secondaires. L’essentiel est la possibilité d’un récit. Daech n’en a plus le monopole. Rendre le récit possible, finalement, c’est à cela que sert un héros.