Trouver de l’inouï dans la vie banale
La philosophie, somme toute, n’a qu’un objectif : penser autrement. D’Héraclite à Derrida, de Platon à Foucault, en passant par Hegel et par Nietzsche, entre tant d’autres, elle s’y efforce de mille façons. Ces tentatives si diverses mettent toutes en jeu les questions de l’autre et de l’altérité – multipliant définitions, usages, attrais et défiances. Il ne s’agit, pour penser, que de discerner les opposés, de repérer les similitudes, de séparer ou de combiner les contraires… Accoutumés à ces stratégies, nous les jugeons légitimes et pertinentes. Mais il se pourrait que nous nous trompions, obnubilés que nous sommes par des évidences illusoires, piégés par des mots insuffisamment questionnés. Voilà ce que suggère le philosophe François Jullien dans son nouvel essai.
Ce livre, son trente-sixième exactement, possède la qualité remarquable de renouveler, une fois encore, le regard. Car ce penseur est aussi surprenant qu’il est fécond. Intitulé Si près, tout autre le texte est lui-même très proche et très différent des précédents. Il s’inscrit dans le cadre du travail conduit par François Jullien au sein de sa chaire « Altérité » à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme. Son ambition : « penser l’autre » – indiquer du moins comment s’y prendre, en commençant par défaire les principaux malentendus empêchant d’avancer.
En scrutant la langue et ses usages, en critiquant leurs présupposés, François Jullien défait les illusions qui nous font croire que l’autre est forcément synonyme d’opposé, de lointain, de contraire. Il montre combien les opposés (joie-tristesse, vie-mort etc.) sont dépendants parce qu’appariés, comment les contraires révèlent, en fait, partenaires. Et c’est là qu’il convient de creuser, sans se laisser démonter par les caprices des vocables : « Qu’un mot qui paraît si proche d’un autre par le sens puisse se retourner contre lui au point de laisser paraître un tout autre sens, c’est là peut-être ce qui est le plus déroutant pour la pensée. »
La démarche conduit alors à débusquer l’inouï dans le déjà entendu, l’étrange dans le semblable, l’inconnu dans l’ordinaire. « L’autre est d’autant plus autre qu’il ne s’annonce pas comme autre » conclut François Jullien. Inutiles, l’exotisme des lointains, le pathos du sauvage, du dissemblable. C’est au contraire là où nous sommes, dans le banal, le quotidien, dans chaque heure passée auprès de l’aimé(e) que se tient le bouleversement radical de l’autre, pour qui sait voir et sentir.
Finalement, dans son long périple, encore inachevé, qu’a donc appris François Jullien, et que nous permet-il de comprendre ? Qu’il faut aller fort loin pour découvrir combien la plus grande proximité se tient éloignée. Ainsi est-il indispensable de pérégriner – pour lui, jusqu’en Chine -, de passer d’une langue à l’autre, de scruter les écarts multiples entre les notions clés, d’aller et de revenir, pour mieux continuer au-delà et pour apercevoir, en fin de compte, l’autre dans le familier, le déconcertant dans le bien connu, le lointain dans le proche… La leçon vaut le voyage.
SI PRÈS, TOUT AUTRE
De l’écart et de la rencontre
De François Jullien
Grasset, 230 p., 18€
(en librairie le 28 février)
A signaler également : Les éditions Allia publieront le 1er mars une nouvelle édition du pamphlet de 2006 Jean-François Billeter Contre François Jullien. On trouvera de nouveaux regards sur cette polémique qui a fait couler beaucoup d’encre dans le Cahier de l’Herne consacré à François Jullien sous la direction de Daniel Bougnoux et de François L’Yvonnet (248 p., 33 €, en librairie le 7 mars), ainsi que les textes de nombreux auteurs.