Foucault, les mots et les sexes, sur « Les Aveux de la chair », pour Les Echos
400 pages inédites d’un grand penseur du XXe siècle, voilà qui mérite attention. Michel Foucault, son histoire de la sexualité, et cette dernière étude du passage des mœurs païennes au monde chrétien se révèlent d’une surprenante actualité.
Fait rarissime : un livre entier, presque achevé quand meurt son auteur, paraît avec trente-huit ans de retard. Nouvelle étrangeté : ce travail érudit, dense, traitant des Pères de l’Eglise (Clément d’Alexandrie, Cassien, Augustin) et de leurs relations à des penseurs païens (Aristote, Plutarque, Musonius Rufus) entre en résonance directe avec les débats engendrés par « Balance ton porc » et #Metoo ! En effet, les discussions des premières siècles chrétiens sur la virginité, le mariage, les normes érotiques acceptables ou pas sont truffées de considérations sur le viol, la pudeur, la chasteté, les pratiques tolérables ou non entre les sexes qui consonnent avec nos discussions-fleuves d’aujourd’hui sur le harcèlement et sur les rapports hommes-femmes. C’est la magie de Michel Foucault. Le quatrième et dernier volume de son Histoire de la sexualité, Les aveux de la chair (Gallimard) paraît enfin (1). C’est confirmé : ce diable de penseur n’a pas son pareil pour faire jaillir des archives les ressorts inaperçus de notre présent. Pour le comprendre, il faut faire un détour.
Intellectuel d’un nouveau style
De son vivant, c’était une star. Ses cours au Collège France étaient bondés, ses livres se retrouvaient à la une des quotidiens et des hebdomadaires. Ses interventions multiples dans la vie publique – antipsychiatrie, luttes des prisonniers, révolution iranienne… – étaient remarquées et commentées. En fait, Foucault a incarné, une vingtaine d’années durant, une nouvelle figure de l’intellectuel. Il allait des bibliothèques aux studios d’enregistrement, des universités américaines aux séminaires japonais, sans quitter la rédaction, patiente et savante, d’œuvres qui se révélaient bientôt explosives. Il se différenciait de ses ainés, Sartre ou Camus, en quittant leur posture de conscience morale universelle, influencée par le marxisme, pour se transformer, au cas par cas, en allié de batailles ponctuelles, toujours déclenchées par des anonymes.
Remarqué avec la publication, en 1961, de son Histoire de la folie à l’Âge classique, bientôt reconnu et célébré avec Les mots et les choses (1965), encensé à partir de Surveiller et punir (1975), le philosophe s’est lancé ensuite dans une vaste et singulière Histoire de la sexualité. Ce chantier a occupé presque dix années de sa vie, avant que le sida ne l’emporte en 1984. Aujourd’hui, le dernier volume de cette vaste enquête, préparé pour la publication mais pas parachevé, arrive en librairie alors que sa notoriété est bien plus vaste que de son vivant.
Foucault est en effet bien plus lu, étudié, considéré. Mais différemment : l’électron libre est devenu un classique, le rebelle une référence. Ses textes figurent dans tous les manuels de philosophie pour lycéens, ses travaux font l’objet d’analyses dans le monde entier, et la Bibliothèque de la Pléiade, en 2015, a consacré à ses Œuvres deux forts volumes. Plus qu’une étoile, c’est désormais une constellation.
Historien, philosophe ou « artificier » ?
Il s’en défendait. « Je ne serai pas dans la Pléiade, j’ai parfaitement conscience de ne pas faire une œuvre, et on ne publiera pas mes œuvres complètes » me disait-il, en 1975, au cours d’une série d’entretiens (2). Foucault refusait d’être « auteur », supposé détenir le sens ultime de son propre travail. Soucieux de style, amoureux de l’écriture, il ne se proclamait jamais écrivain. Avec une part de provocation, un désir de reconnaissance à la fois proclamé et dénié, très certainement. Mais surtout avec la volonté d’être un penseur efficace plutôt qu’esthète.
Car il se voulait « artificier », installateur de bombes, expert en explosifs capables de faire sauter des barrières. Il rêvait de mettre à la disposition de qui voudrait s’en servir les outils détraquant les dispositifs de pouvoir. Cette conception « instrumentale » du travail intellectuel est une clé décisive pour comprendre ses enquêtes. Elle explique que Michel Foucault soit historien, mais d’une façon très inhabituelle, philosophe, mais pas comme on l’entend usuellement, et aussi, de toute évidence, écrivain, mais pas comme Jean d’Ormesson… Son but unique : contribuer par ses livres à perturber les systèmes de pouvoir, en montrant comment ces systèmes se sont mis en place dans nos mots, nos têtes, nos corps, nos sexes.
Le pouvoir s’exerce dans les gestes quotidiens
Car le pouvoir, pour Foucault, n’est pas figure abstraite, simple idée. Ce n’est plus cette autorité idéale inaccessible, siégeant dans les nuées et déléguant sa puissance à un représentant – monarque, empereur ou Etat républicain. Devenu « micro-pouvoir » il est partout répandu, actif de la manière la plus concrète, disséminé dans les horaires du travail, la discipline des corps, les gestes quotidiens. Il réside aussi dans les façons de juger, de s’émouvoir, de se relier aux autres et à soi-même. Dès lors, les manières de délimiter le vrai et le faux, le raisonnable et l’extravagant, le normal et le pathologique, le décent et l’obscène sont à comprendre comme autant de mécanismes de de discrimination subtile et coercition fine.
Ce que met en jeu chacun de ces partages n’est pas une « vérité » immuable, existant par elle-même, mais un rapport de forces, variable selon les moments de l’histoire, les tensions de la société, les fractures de ses représentations. « La folie », par exemple, n’est pas un disfonctionnement de l’esprit toujours identique. Elle est très différemment configurée à l’époque de Socrate, au temps d’Erasme, au siècle de Freud, On utilise toujours le même mot pour en parler, mais cette fixité trompeuse cache des savoirs dissemblables et des agencements de pouvoir distincts. Ici, le « fou » est écouté comme un sage ou un messager divin, là, il est enfermé comme un danger à écarter ou bien un malade à soigner.
Pouvoir, sexe et sujet
Ce principe de « généalogie », Foucault l’a emprunté à Nietzsche, dont il fut grand lecteur, et continuateur inventif. Toute ses enquêtes se tiennent dans ce sillage, et singulièrement la dernière. Centrée sur la sexualité, elle renouvelle en profondeur les perspectives de Nietzsche sur le corps, le désir et surtout la construction de l’individu. Car c’est la constitution de la subjectivité elle-même que Foucault finit par voir comme un résultat des micro-pouvoirs, en découvrant leur action dans le domaine des pratiques et des jugements concernant le sexe. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Etre soi, connaître ses penchants sexuels, se gouverner moralement, savoir se laisser aller ou se retenir, se sentir fautif ou vertueux… contrairement à ce qu’on croit, ne sont pas des situations standard, inchangées de l’Antiquité à nos jours. Foucault a découvert, peu à peu, les liens complexes entre conceptions du plaisir, ancrage intime du pouvoir et constitution d’un sujet. Voilà pourquoi son Histoire de la sexualité est tout autre chose qu’une encyclopédie des pratiques érotiques.
Car l’essentiel n’est pas de savoir, selon les époques, qui couchait avec qui, combien de fois, dans quelle position. Ni même quelles activités sexuelles étaient totalement licites, seulement tolérées, ou rigoureusement bannies. Ces éléments sont à prendre en compte, cela va sans dire. Toutefois, ce qui compte vraiment est la manière dont ces discours et réflexions sur le sexe délimitent, selon les siècles, les relations à soi-même et aux autres. La subjectivité n’est pas une donnée naturelle et originaire. Elle se fabrique – diversement – dans l’Antiquité dite païenne, puis dans l’Europe chrétienne, autour des multiples discours relatifs au mariage, à l’adultère, à la procréation, à la masturbation, à l’homosexualité.
Incitation et non répression
Des discours répressifs ? Parfois. Normatifs ? Toujours. Mais aussi incitatifs. D’emblée, ce qui frappe Foucault, c’est l’immense dispositif de paroles déployé en Occident autour de la sexualité. Comme si, avant d’être expérience de plaisirs, elle était objet d’examens, de jugements, de gloses innombrables. Le sexe, pour notre civilisation, consisterait à dire, au moins autant qu’à faire. Tel est le leitmotiv du premier volume de l’Histoire de la sexualité, intitulé La volonté de savoir, publié dès 1976. Avec jubilation, le philosophe y prend le contrepied des discours soixante-huitards alors dominants.
Le sexe est-il muet ? Est-il étouffé, censuré, honteux, depuis que la morale « judéo-chrétienne », dit-on, a répandu sa chape de plomb sur une prétendue liberté antique ? Est-il canalisé, encadré par la bourgeoisie pour maintenir les foules laborieuses au travail ? Est-il enfin libéré, délivré, rendu à sa puissance subversive par la révolution sexuelle ?… Mais non ! Trois fois non, dit en substance Foucault. Cette représentation de la « répression bourgeoise » prolongeant l’étouffement chrétien de la sexualité est simpliste. Pire : elle empêche de voir le plus intéressant, cette immense et paradoxale incitation à parler continûment de sexe qui parcourt la culture occidentale – y compris pour affirmer qu’il ne faut rien en dire, que c’est interdit, inconvenant, secret !
Voilà donc ce que le dernier Foucault explore savamment : un sexe infiniment bavard plutôt que réduit au silence, finement organisé et contrôlé plutôt que réprimé, stimulé et travaillé plutôt que censuré. Cette sexualité, supposée contenir « la vérité » de l’humain en général et des individus en particulier, se trouve continûment scrutée et interrogée, de plusieurs manières – depuis les Grecs et les Romains jusqu’à nos jours. Et Foucault fit le rêve, un peu fou, d’en dessiner la carte dans son Histoire de la sexualité.
Parcours à surprises
Les tribulations de cette œuvre sont étonnantes, elles aussi. Bien sûr, le domaine est immense, complexe, et les textes innombrables. Mais cela n’explique pas les modifications profondes du parcours. Le premier volume, en 1976, annonçait une suite en cinq épisodes, s’échelonnant de l’avènement du christianisme (2 – « La chair et le corps ») aux Temps modernes (5 – « Les pervers », 6 « Populations et races ») en passant par le Moyen Age et l’Age classique (3 – « La croisade des enfants », 4 – « La femme, la mère et l’hystérique »). Mais Foucault n’a publié la suite que huit ans après le début, après avoir bouleversé la chronologie de sa recherche, le plan de l’enquête, et en grande partie sa perspective.
C’est qu’il a compris, chemin faisant, combien le christianisme avait lui-même hérité des penseurs antérieurs. Il a dû remonter son investigation de plusieurs siècles, se faire helléniste, se doter, à marche forcée, du bagage érudit qui lui était nécessaire. Cet exploit, accompli en compagnie notamment de Paul Veyne et de Pierre Hadot, vaut d’être rappelé. Paraissent finalement, en 1984, peu de temps avant la mort de Michel Foucault, deux volumes, L’usage des plaisirs et Le souci de soi qui deviennent alors respectivement les volumes 2 et 3 de la « nouvelle » Histoire de la sexualité. Le quatrième et dernier volume est presque prêt. La mort frappe. Ce n’est qu’aujourd’hui que nous parvient cette pièce manquante du puzzle.
L’ancien et l’actuel
Ce qu’on y découvre est passionnant, sur le registre de l’histoire comme sur celui de l’actualité. Car on découvre une histoire peu connue. Foucault montre combien on se trompe en imaginant, naïvement, qu’une grande liberté païenne fut étouffée par l’austérité chrétienne supposée condamner toute vie sexuelle. Ce n’est pas le cas ! Les philosophes de l’Antiquité, de Platon à Marc-Aurèle, préconise déjà un sévère encadrement des pratiques sexuelles. Les prescriptions chrétiennes ne sont pas d’emblée plus minutieuses ni plus répressives. Au contraire, les Pères de l’Eglise reprennent souvent, à la lettre, des phrases des philosophes. Ils conservent des pratiques déjà formulées : condamnation de l’adultère, du remariage, des obscénités entre époux… Mais ils parlent d’un autre type d’expérience. Ils cessent de considérer les relations des plaisirs et de la morale pour se préoccuper de la chair et de la concupiscence. Au lieu de codifier des comportements, ils focalisent donc l’attention sur l’intériorité du sujet, son for intérieur, son rapport à son propre désir, fait soit de consentement intime soit de renoncement au mal.
Sur le registre de l’actualité, la surprise est vive. En rapprochant ces Aveux de la chair de nos débats de l’heure, on sera frappé par quantité de coïncidences et de contrastes, produisant autant d’éclairages inattendus. La question du consentement, par exemple, est au coeur de cette enquête. Les textes parlent du consentement à soi, à son désir, nos discussions portent sur le consentement au désir de l’autre. Les Pères de l’Eglise parlent de la fin de la différence des sexes… dans l’autre monde, nous en parlons dans ce monde. Il y a ainsi quantité de pistes de réflexion dans ces chassé-croisé des Anciens et des post-modernes. Raison de plus pour lire Foucault.
- Michel Foucault, Les Aveux de la chair. Histoire de la sexualité 4. Edition établie par Frédéric Gros. Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 438 p. , 24 €.
- Certains ont été regroupés par Roger-Pol Droit dans Michel Foucault. Entretiens (Odile Jacob, 2004).
Repères
1926 Naissance à Poitiers
1946 Entre à l’Ecole Normale Supérieure
1950 Adhère au Parti communiste (qu’il quitte en 1953)
1954-1959 Attaché culturel à Uppsala, en Suède
1961 Publie Folie et déraison. Histoire de la folie à l’Âge classique
1965 Professeur à l’université de Tunis
1966 Publie Les Mots et les choses
1970 Elu professeur au Collège de France
1972 Coorganise le Comité d’Action des Prisonniers
1975 Publie Surveiller et Punir
1976 Entame la publication de Histoire de la sexualité
1984 Meurt à Paris du sida
Trois questions à Frédéric Gros
Professeur à Sciences Po Paris, le philosophe Frédéric Gros a consacré une partie de ses travaux à Michel Foucault, en collaborant notamment à l’édition des quatre volumes des Dits et écrits (Gallimard) et en dirigeant les deux volumes de la Pléiade. Il répond à nos questions sur Les Aveux de la chair, dont il a établi le texte.
- Pourquoi ce livre a-t-il attendu 38 ans après la mort de Foucault avant d’être publié ? Etait-ce sa volonté ? Celle des ayant-droit ?
Frédéric Gros – La volonté de Michel Foucault était certainement de publier Les aveux de la chair. La preuve : il dépose dès 1982 aux éditions Gallimard un texte complet sous forme manuscrite, dont il corrige ensuite, partiellement, le tapuscrit rendu. Il ne s’agit donc pas d’un texte qu’il aurait renoncé à publier. Simplement, il décide de faire précéder cette publication d’un livre sur l’expérience sexuelle chez les Anciens. L’écriture de ce qui deviendra L’usage des plaisirs et Le souci de soi lui prendra deux années, et la mort le surprendra avant qu’il n’ait eu le temps d’achever la correction de son livre sur l’expérience chrétienne de la chair. Quant aux ayants droit, ils ont sans doute considéré que, le manuscrit faisant désormais partie du fonds de la BnF, le moment était venu était venu pour en proposer une édition.
- Pourquoi paraît-il aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a changé ?
- G. – Depuis 1984, les travaux d’édition de Foucault se sont multipliés : édition de ses articles, entretiens, etc. (Dits et écrits) ; édition de ses cours au Collège de France ; reprise de ses textes publiés dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il était sans doute raisonnable d’attendre la fin de ces entreprises pour publier cet inédit majeur.
- Malgré tout ce qui déjà été publié, y a-t-il encore beaucoup à découvrir dans les archives personnelles de Foucault ?
- G. – Je ne dispose pas, hélas, d’une vue exhaustive des archives Foucault acquises par la BnF. Il s’agit en effet de plus de quarante mille feuillets. Il se peut que leur exploration réserve encore quelques surprises. On y trouve par exemple un certain nombre de cours qu’il a pu prononcer soit dans ses premières années d’enseignement (Lille, Clermont-Ferrand, etc.), soit, plus tard, dans des universités étrangères (Tunis, Sao Paolo, etc.), mais aussi des fragments inédits sur Nietzsche ou la peinture.