La sagesse est-elle un vaccin ?
Cette semaine, onze vaccins deviennent obligatoires en France. La mesure n’a pas fini de susciter des débats. Les médecins soulignent, presque unanimement, l’utilité et l’innocuité de ces vaccins. Une bonne partie de l’opinion demeure malgré tout méfiante, parfois rétive. Et pourtant, il y a encore bien des vaccins qui nous manquent, et qu’il serait pourtant urgent de promouvoir. Celui contre le sida ? Pas seulement. Certes, bien des protections contre les pandémies restent à mettre au point, et la recherche y travaille. Mais les immunisations qui font rêver concerneraient d’autres fléaux – pas moins mortels, ni moins répandus, ni moins contagieux. Imaginez, par exemple, des vaccins contre l’ignorance, l’indifférence, l’illusion… contre ces pathologies qui détraquent l’esprit avant de détruire le corps.
Un rêve ? Mais non. Ces vaccins ont été mis au point. De longue date. Et sont en vente libre, depuis des siècles, sous le nom générique de « philosophie ». Depuis l’Antiquité, en effet, une « médecine de l’âme » s’est mise en place. Elle fonctionne sur le principe même du vaccin, ce qui n’a pas été assez remarqué.
Voyez, par exemple, l’invention fondatrice du docteur Socrate. En disant « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », en montrant à chacun la fragilité de ses convictions, ce médecin inocule une petite dose d’ignorance. Inoffensive, mais insoluble, elle devient protectrice. Elle prémunit à la fois contre la grande ignorance mortifère – celle qui s’ignore elle-même, empêchant de vivre humainement -, mais aussi contre la suffisance d’une science arrogante, boursouflée, oublieuse de ses limites et de ses zones d’ombre. Ce vaccin contre l’ignorance prévient les méfaits de la connaissance. Faut-il souligner qu’il nous est plus indispensable que jamais ?
On se procure aisément, chez Rousseau, apothicaire à Genève, le vaccin contre l’indifférence. Il est disponible sous plusieurs dénominations : « coeur », « pitié », « humanité », « nature ». Une injection évite de succomber aux toxines de la rationalité pure, qui finissent par scléroser les sentiments, atrophier les émotions, voire nécroser tout à fait le lien qui nous unit à tout ce qui vit. Chez Schopenhauer, thérapeute à Francfort, on trouve un produit similaire, la pitié comme fondement de la morale, mais son vaccin à lui garantit, en outre, contre les ravages de l’illusion. Croire que le monde est uniquement bel et bon, toujours en progrès, forcément radieux, un jour, au bout du voyage, voilà encore une pathologie bien souvent mortelle, dont protège efficacement la découverte du maître du pessimisme.
La liste serait longue… puisqu’on se vaccine chez Epicure contre l’angoisse de mourir, chez Sénèque contre l’attachement à l’argent, chez Voltaire contre le fanatisme. Chez Descartes contre le flou, chez Hume contre l’illusion du moi, chez Nietzsche contre les aveuglements de la morale. Sans oublier qu’on peut se protéger envers les risques de la philosophie elle-même chez Montaigne, Pascal ou Wittgenstein. Entre autres…
Cette multitude de vaccins spirituels présente quantité d’avantages : stocks toujours disponibles, coût minime, date de péremption inexistante, effets indésirables bénins. Du coup, les rendre obligatoires semble être une bonne idée. Malgré tout, il est difficile d’y songer durant le premier âge. Sans compter que ces médications présentent, quand même, quelques inconvénients, qu’on ne saurait passer sous silence.
Leur efficacité n’est pas totale – c’est le moins qu’on puisse dire. Surtout, la dose requise doit être fréquemment renouvelée : sans de multiples piqûres de rappel, les effets demeurent très limités. La principale différence avec les vaccins organiques, c’est évidemment qu’une participation active du patient est requise. On ne se protège des pièges de l’esprit et des maux qu’ils engendrent qu’au prix de résolutions durables, de volontés opiniâtres, d’exercices répétés. Ne se vaccinent, en fin de compte, que ceux qui le veulent vraiment, et s’en donnent les moyens. Quand le traitement réussit, les rares poly-vaccinés qui ont parcouru le chemin jusqu’à son terme portent le nom de « sages ». Ils sont fort peu nombreux, mais passent pour immunisés contre tout. Notamment contre l’estime de soi, la démesure, la grandiloquence. Et, bien sûr, contre la sagesse, ses faux-semblants et ses mirages.