Le glyphosate ou le rêve de l’existence sans tragique
Cultiver sans glyphosate est peut-être bonne chose. Ou une erreur. J’avoue n’en rien savoir, n’étant ni médecin, ni agriculteur, ni détenteur d’aucune compétence technique qui me permettrait d’avoir, sur la question, un avis autorisé. En revanche, j’ai une idée précise de ce que signifie l’obsession actuelle, omniprésente, multiforme, d’éliminer tout ce qui est négatif. Elle se manifeste de manière éclatante dans l’agriculture, dont le modèle idéal est devenu d’être un jour sans pesticide, sans OGM, sans engrais. Elle triomphe aussi dans l’alimentation, qui se veut depuis déjà longtemps sans colorant, sans conservateur, sans glutamate, et de plus en plus sans matière grasse, sans huile de palme, voire sans gluten.
Mais ce n’est pas tout ! Shampooings et gels de douche se vantent d’être sans paraben, déodorants et autres d’être sans sel d’aluminium. Les mascaras sont fiers d’être sans nickel, les rouges à lèvres sans dioxyde de titane. Comme celui de l’alimentation, tout le secteur des cosmétiques vend l’absence. L’important est ce qu’il n’y a pas dans le produit. L’argument qui doit convaincre, c’est ce qu’on ne trouve pas dans ce qu’on achète ! Il en va de même, comme chacun sait, des voitures, d’autant plus vertueuses qu’elles sont sans émission de CO2, sans consommation d’énergie fossile, bientôt sans chauffeur. L’idéal de la vie « sans » est partout : sans impact carbone, sans déchet, sans nuisance.
Certes, tout cela est légitime. Il est bien normal de s’appliquer à écarter les nuisances, il est louable de préserver la santé des consommateurs, les équilibres naturels, les ressources de la planète, les conditions de vie des générations futures. Il y a belle lurette que tout le monde – ou presque – l’a bien compris. Le philosophe Hans Jonas, dans Le principe responsabilité, en 1979, insistait déjà sur le contraste dramatique entre la puissance démesurée de nos techniques et notre manque d’attention à leur effets nocifs comme aux précautions à prendre. Qu’on veuille éliminer des risques se comprend. Ce qui doit préoccuper est qu’on ne parle et ne pense plus qu’à cela. Comme si la suppression du négatif tenait lieu de tout – seul mode d’action, seul objectif. Cette obsession est un symptôme.
Voyez la politique : le « dégagisme » est devenu son moteur principal. Ce qu’on élimine semble plus important que ce qu’on projette, ce qu’on chasse plus essentiel que ce qu’on propose. Le bon élu se caractérise avant tout par le fait qu’il est sans corruption, sans scandale, sans dossier dans les placards, plutôt que riche d’idées neuves. Voyez la représentation du bonheur que véhiculent magazines et gourous : l’individu heureux est sans stress, sans speed, sans heurt, sans souci, sans à coup, sans angoisse. Voyez enfin, stade ultime du dégagisme généralisé, le transhumanisme qui s’est développé au fil des ans : il rêve d’une vie sans la mort, d’un code génétique sans bug, d’un humain sans limites. A l’horizon : l’existence sans tragique.
Ce qui revient, en fait, à une vie sans signification, parce que sans conflit et sans combat. Là que se tient le vrai danger. Celui d’une vie déboussolée parce que sans rien contre quoi se battre, se construire et s’intensifier. Nos constructions – individuelles ou collectives, morales ou physiques, esthétiques ou intellectuelles – s’édifient toujours contre un élément mauvais. Sans un élément négatif qui perdure, qu’il faut contenir et endiguer continûment, aucune entreprise humaine ne tient. Il ne s’agit pas de désirer les maladies et la mort, ni d’intensifier les pollutions ou d’encourager la corruption – ce qui serait absurde.
Tout en les combattant, tout en s’efforçant d’éradiquer les risques identifiés et circonscrits, il s’agit de comprendre que l’on n’en aura jamais fini avec le négatif « en général ». Ce n’est ni accablant ni même vraiment triste. Parce que le rêve d’une vie absolument « sans » est une illusion plus dangereuse. C’est seulement en affrontant le négatif que la vie s’affirme, existe, et s’épanouit. Nietzsche n’a cessé de le dire, et sans doute est-ce sa plus forte leçon, comme sa plus actuelle : dire « oui » au monde, à la vie, c’est tout prendre : la joie avec la souffrance, l’amour avec la haine, la confiance avec la trahison, la naissance avec la mort… Avec, pas sans !