Imprescriptibles décombres (30 ans plus tard…)
Ce texte est une conférence prononcée au Musée des Beaux-Arts de Caen, le 17 octobre 1987, dans le cadre d’un colloque intitulé Mémorial. Immémorial, organisé par le Collège international de Philosophie à l’occasion d’un Mémorial de la Bataille de Normandie.
Il a été publié ensuite dans un numéro de la revue Critique consacré à Vladimir Jankélévitch, sous la direction de Robert Maggiori (n° 500 – 501, Janvier-Février 1989, p. 46 à 56).
Trente ans exactement après sa rédaction, j’ai souhaité le mettre à nouveau à disposition. Parce que rien n’a changé – sauf en pire.
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Socrate a toujours quelque chose de gênant – une rudesse, un côté ours mal léché. S’il dérange depuis si longtemps, c’est pour avoir légué – non pas à quelques Athéniens, pas même à l’Europe, mais bien à la communauté des humains, petits esclaves inclus – le goût de l’inconfort. Son curieux héritage, c’est qu’il y a un désagrément du vrai, et que ce désagrément est préférable à la quiétude des illusions.
Que vient faire ici Socrate ? Socrate et la bataille de Potidée, passe encore, mais Socrate et la bataille de Normandie, ça sonne étrangement. Socrate et la Seconde guerre mondiale, non décidemment, on ne voit pas. Pourtant, il y a, à ma connaissance, un texte de 1965 où Socrate s’exprime avec sa netteté coutumière. A propos de la nuit et du brouillard qui ont obscurci l’Europe, et qui ne sont pas encore dissipés, il dit ceci : « sans les blindés de Joukov, de Patton et de Leclerc, l’Allemagne serait encore hitlérienne, et le nazisme triomphant règnerait dans toute l’Europe sur les cendres des martyrs ».
J’ai oublié de dire qu’en 1965, Socrate écrivait sous le pseudonyme de Vladimir Jankélévitch. Ce n’est pas un détail. Pour rappeler à la mémoire de l’Europe quelques vérités simples et dures, il fallait sans doute la parole d’un philosophe juif, né de parents russes à Bourges, « au cœur de la France », comme on dit. Un philosophe lui aussi blessé à la guerre, d’abord dans son corps, puis dans son être, puisqu’il a été révoqué de ses fonctions par les lois raciales que le zèle des nazis francophones de Vichy avait mises en place, de leur propre initiative, en suscitant, chez les maîtres de la SS, le sentiment d’une « divine surprise ». Il fallait aussi un philosophe dont la vie fut résistance, et qui n’a jamais manqué de le prouver, continûment, pendant et après la guerre.
Mais quelle guerre ? Il y a une guerre qui ne s’arrête pas. Une guerre, qui en son fond, n’est pas militaire, mais, disons … morale. Dans cette guerre-là qui est encore évidemment la nôtre, on peut bien dire que les Alliés, en un sens, ont gagné une bataille. Mais peut-être pas plus. Car il n’est pas sûr que cette guerre ait une fin, ni que le terme de « victoire » y ait un sens. Je vais essayer d’expliquer pourquoi.
Le texte que Jankélévitch publie en 1971 s’intitule Pardonner ? Il y est question d’Auschwitz – ce nom désignant évidemment tous les camps d’extermination nazis. Sa première partie, intitulée L’Imprescriptible, parue, elle, en 1965, est ce que l’on nomme un texte « de circonstance ». Il y était question, vingt ans après la fin, non de la guerre, mais des combats militaires, d’instaurer la prescription des crimes perpétrés dans les camps de la mort. C’est donc une de ces circonstances qui ne mobilise rien de superficiel ou de secondaire. Une de ces circonstances, au contraire, où, de façon brève et simple, ce qu’il y a de plus fondamental est mis à jour. J’ai dit de façon brève et simple. Le texte de Jankélévitch est en effet d’une sobriété exemplaire. On y lit cette maxime : « Il ne s’agit pas d’être sublime, il suffit d’être fidèles et sérieux ».
Autant qu’il est en mon pouvoir, je tenterai de me conformer aussi, ici, à cette règle. En signalant d’abord, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, que ce texte est aisément disponible : il a été réédité, en 1986, par les éditions du Seuil, avec quelques annexes, sous le titre L’Imprescriptible.
Il y a un motif plus essentiel pour s’en tenir au sérieux de la sobriété : ce qui a eu lieu dans les chambres à gaz, et autour d’elles, excède les limites de ce que nous pouvons clairement penser et dire. Nous serons toujours confrontés à ce qui n’est pas véritablement représentable, à ce qui est, par l’horreur, au-delà de tout ce qui peut s’exposer comme phrases, discours, monuments ou images.
« Auschwitz, répétons-le, écrit Jankélévitch, n’est pas un sujet de colloque (…) Les camps de la mort sont incompatibles avec ce genre de débats et de babillages philosophiques. (…) Les rescapés, dit-il encore, se regardent en silence ». Pour ce qu’ils ont vu, et subi, il n’y a pas de mots. Ce n’est pas à nous d’en ajouter trop.
Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille se taire. Nous n’aurions que la survivance des larves et la santé silencieuse des organes si nous nous taisons, nous qui n’avons aucune raison de nous taire. Il fait redire, une fois encore, avec Jankélévitch, à ceux qui ne le sauraient pas ou l’auraient déjà oublié, que les enfants servaient de cibles vivantes aux tirs des officiers, qu’on faisait aux plus petits des piqûres de phénol dans le cœur, et qu’on entassait dans des réserves les chevelures coupées des femmes mortes. On peut et on doit parler. Mais jamais, quel que soit ce qu’on dise, on ne sera à la hauteur, ou au fond, de ce que Jankélévitch appelle « cette agonie qui durera jusqu’à la fin du monde ».
Ce que d’emblée nous rappelle le philosophe, c’est que nous ne pourrons jamais dire complètement, montrer entièrement, remémorer totalement. Ce dont il faut se souvenir, c’est ce dont on ne peut pleinement avoir mémoire, cet excès qui ne se compare à rien, par où la haine et la mort ont dépassé le champ de l’humanité – ou de l’inhumanité. Il s’agit de prendre conscience du fait que nous n’aurons jamais vraiment conscience. Cette difficulté est plus nette encore pour ceux qui n’ont pas vécu la réalité d’un camp. Les rescapés – ceux du moins qu’on dénomme ainsi, par quelque abus de langage, car toute une part d’eux-mêmes est pour toujours en cendres – ceux-là savent, même s’ils ne peuvent parvenir à dire. Mais les autres, tous les autres – notamment ceux qui sont nés depuis, ceux qui naissent aujourd’hui – ceux-là n’auront que les récits, les images, les lieux de mémoire. Ils sont indispensables. Mais il faut savoir qu’ils seront à jamais nécessairement insuffisants. Essayons de dire exactement pourquoi. Qu’est-ce qui fait d’Auschwitz un crime unique, non comparable à aucun – un crime, au sens propre, inconcevable ? Quelle est cette singularité ?
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Ce n’est pas en tant que tel, le nombre des victimes. L’arithmétique et la comptabilité auraient ici quelque chose d’obscène. On peut militairement compter les morts. Cela n’a pas, moralement, de sens. Tuer trois millions d’êtres humains n’est pas deux fois moins grave que d’en tuer six millions, ni trente fois plus grave que d’en assassiner cent mille. Le meurtre d’un seul pèse moralement autant que celui de tous les autres. Bien sûr, il est impossible de tenir pour inessentiel l’aspect quantitatif du génocide. Mais il est clair que ce n’est pas l’amoncellement des morts qui fait d’Auschwitz, et de l’ensemble des camps d’extermination nazis, un crime inclassable. Sinon, on pourrait le faire figurer dans une sorte de tableau statistique des massacres de masse. Il y occuperait une place, qui pourrait être la première, ou une autre, sans que cela fasse saisir pourquoi il ne peut figurer en aucun tableau.
Ce qui rend Auschwitz unique, ce n’est pas non plus, en tant que tels, les sommets atteints par les bourreaux dans l’invention de nouveau raffinements du sadisme. Qu’ils aient reculé les limites de l’horrible est certain. Mais là encore, on ne peut pas penser en terme de quantité d’horreur. Si on tentait, absurdement, de le faire, on transformerait ce massacre en une forme de record mondial, dans le domaine de la barbarie humaine en général On banaliserait ainsi ce qu’il y a à penser. On ne saisirait pas ce qui sépare infiniment ce génocide de toutes les autres formes de manifestation de ce génie, persistant et inventif, dont les hommes ont, depuis longtemps, su faire preuve, quand il s’agit de faire hurler leurs semblables.
Il y a autre chose. Auschwitz est, dit Jankélévitch, un « crime métaphysique », « une méchanceté ontologique », dit-il ailleurs. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ce que les nazis ont mis en œuvre, ce n’est pas un acte de guerre, à une nouvelle échelle, ou avec un nouveau sadisme. C’est la négation du droit à la vie, la négation de l’existence de l’humain. Les Juifs n’ont pas le droit d’être. Ils sont à tuer – non pas en fonction de leurs actes, de ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils font ou pourront faire, mais fondamentalement, en fonction de leur être. Un être à éliminer. Ce qui est intolérable, pour le nazi, c’est l’existence humaine du Juif.
C’est cela qui fait le caractère absolument unique du meurtre d’Auschwitz. Ce ne sont pas des ennemis que l’on arrête, déporte, gaze et brûle. Ce sont des humains auxquels on refuse le droit d’être humain. Il ne s’est nullement agi de vaincre le peuple juif, de le dominer, de l’exploiter ou de l’asservir. Il s’est agi de le supprimer, radicalement, de la surface de la terre – en tant que vie à éliminer. On avait vu bien des massacres – pas encore ce crime orienté, méthodique et sélectif, contre l’humanité de l’humain. On n’avait jamais rencontré cette monstruosité inouïe qui n’est pas le crime de guerre, mais le crime contre l’humanité. Tel est le point qu’il ne faut pas perdre de vue.
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Ce que je viens de dire est très banal, très évidemment banal. Tellement banal que j’aurais presque envie de demander qu’on m’excusât d’avoir à le rappeler. Si malgré tout il faut encore redire cela, c’est pour plusieurs raisons.
Quelques-unes des ces raisons sont de circonstance.
Depuis l’été 1986 s’est ouvert en République Fédérale d’Allemagne un vif débat entre historiens et philosophes. Certains historiens, comme Ernst Nolte, sans nier la réalité du massacre, tentent de la relativiser. Auschwitz ne serait qu’un maillon dans l’ensemble des horreurs totalitaires – précédé par d’ autres (les camps staliniens) et suivi par d’autres (les camps de Pol Pot). Jankélévitch combattait à l’avance ce type de démarche. Même si bien des méthodes sont identiques, le totalitarisme est une chose, et à l’intérieur du totalitarisme nazi, Auschwitz est autre chose. Parce que jamais la liquidation physique massive des opposants ne peut être confondue avec le refus du droit à l’existence d’un peuple.
D’autre part, s’il faut rappeler ce point – que les Juifs sont morts comme Juifs, pas comme victimes de guerre ni comme opposants politiques – c’est qu’il est exactement l’inverse d’un « point de détail ». Quand un ami des nazis, qui s’appelle Jean-Marie Le Pen, essaie de rattraper la gaffe où il a dit la vérité de sa position, on le voit s’enfoncer. Car sa justification repose précisément sur le fait que les martyrs juifs seraient, parmi d’autres, des victimes de cette vaste tourmente que fut la seconde guerre mondiale. Cela est tout simplement faux : Auschwitz aurait pu être sans la guerre, et la guerre sans Auschwitz. Il y a certes des liens entre les deux – ne serait-ce que les rafles dans les pays occupés – mais les deux évènements dont fondamentalement indépendants.
S’i faut rappeler ce point, encore aujourd’hui, c’est aussi que des amis des nazis, qui s’appellent Robert Faurisson, Henri Roques, et d’autres, écrivent que les chambres à gaz n’ont pas existé. Peut-être est-il distrayant d’analyser leurs discours comme symptôme ou comme fiction. Mais il n’y a pas à accepter la discussion sur leur terrain. Tout ce qu’ils prouvent, à mes yeux, c’est que le conseil de Goebbels, ministre de la Propagande du Reich, ne s’est pas perdu. Ce conseil était : « Mentez, il en restera toujours quelque chose ».
Laissons. Balayons ces petits miasmes. Car il y a des raisons plus importantes de souligner le caractère unique et inclassable d’Auschwitz.
C’est en effet seulement à partir de ce point de singularité absolue que l’on peut saisir l’aspect quantitatif du génocide : éliminer un peuple, ce n’est pas tuer des adversaires en plus ou moins grand nombre, c’est tuer tout le peuple, jusqu’au dernier, c’est extirper les racines de la génération. Sans doute est-ce à partir de ce point que l’on peut éclairer le déchaînement de la haine et du sadisme. Quand des hommes tuent d’autres hommes sans aucun autre objectif que de les anéantir, la haine occupe tout l’espace : il n’y a plus d’horizon. La destruction est sans relève : elle n’est là que pour détruire. Si le sadisme des bourreaux nazis est incomparable, c’est qu’il n’a pas d’autre appui que la mort.
Il faudrait aussi relier les autres aspects du crime à ce point de singularité : son caractère industriel et administratif, sa réduction de l’inconcevable à un pur problème de rendement pour ingénieurs, son inconcevabilité même. Car nous ne pouvons forger une représentation de l’humain en train de désintégrer l’humain. Cette représentation s’anéantit d’elle-même. Tout se passe comme si les regards éclataient de l’intérieur – celui des victimes, celui des bourreaux, et le nôtre. Ce n’est là qu’une métaphore très approximative pour désigner ce qu’on n’a pas de mots pour dire.
C’est enfin à partir de cette singularité que l’on peut comprendre que ce crime est imprescriptible. Toute prescription juridique, qu’elle concerne le droit public, civil ou pénal, est fondée sur l’action du temps. Ici, le crime n’est pas seulement inexpiable – quelle peine pourrait entrer en balance avec son énormité ? – il est imprescriptible. Le temps, jamais, ne fera rien à l’affaire. L’herbe pourra repousser en Pologne – c’est fait depuis longtemps -, le rire des enfants qui jouent pourra de nouveau rendre un son clair, les bourreaux pourront tous être morts – la plupart dans leur lit -, les descendants des martyrs pourront danser er faire l’amour, nous pourrons continuer à faire des musées, des colloques, et, pourquoi pas, l’Europe. Nous ne pourrons pas nous défaire de ce sentiment très obscur que rien, jamais, qu’on le sache ou non, ne pourra plus être tout à fait comme avant. Il y a dans l’humain, dans l’histoire, dans la pensée, dans notre rapport au sens et à Dieu, quelque chose de faussé. Ce résultat d’une déflagration nocturne, je l’appellerai, désormais « les décombres ».
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Quitte à me répéter une dernière fois, je dirai d’abord, pour essayer d’approcher ce trou noir, que les décombres d’Auschwitz ne sont pas par exemple, les décombres d’Hiroshima. Hiroshima est un acte de guerre. Il est atroce, ses victimes sont aussi innocentes que celles d’Auschwitz. Celles qui ne sont pas mortes ont souffert dans leur chair aussi longtemps, après. Mais jamais il ne fut projeté, en lâchant une bombe atomique sur Hiroshima, d’éliminer les Japonais en tant que Japonais. Il s’agissait de les faire céder, non de leur refuser le droit d’être. Ce qui a eu lieu à Auschwitz, c’est peut-être une fission de l’atome humain, une sorte d’Hiroshima métaphysique. Nous n’avons pas fini d’en mesurer les effets de réaction en chaîne. Depuis Auschwitz, même si nous ne nous en rendons pas compte – surtout si nous ne nous en rendons pas compte – le ciel s’est obscurci par des nuages de cendres. Il règne sur terre une forme de nuit froide comparable à celle qu’on nous dit prévisible après une guerre atomique mondiale.
Et ce n’est pas seulement l’humain qui est atteint. Ce qui me frappe, dans le texte de Vladimir Jankélévitch, c’est que tous les qualificatifs dont il use pour parler du crime nazi sont aussi ceux que la théologie et la mystique occidentales ont toujours employé pour désigner les attributs de Dieu. J’ignore s’il s’agit là, de la part du philosophe, d’un effet délibéré, ou si le texte s’est agencé ainsi, de lui-même sous sa plume. Rien, dans son article, ne permet de le savoir. Il n’empêche que tout se passe comme si le crime d’Auschwitz était le négatif absolu du divin, la manifestation du nadir. Ce crime est effet, selon Jankélévitch, infini – j’ajoute : comme Dieu l’est ; il est hors du temps – comme Dieu l’est : il est insondable et sans fond – comme Dieu l’est, il confond l’esprit – comme Dieu fait. « Ce crime n’est pas à l’échelle humaine » dit Jankélévitch.
Il n’en dit pas plus. Mais je n’ai pas le sentiment de trahir son texte, d’être infidèle ou frivole, si je le prolonge pour lui faire dire que la mort, peut-être pas de Dieu, mais à tout le moins d’une certaine image du divin a eu lieu là. L’après Auschwitz ce sont aussi les décombres du divin. Quelque chose comme ce temps gris quoi sépare le Golgotha de la résurrection. Sauf qu’il n’y a pas de tombeau, que les morts sont sans sépulture, et que le ciel est voilé.
Il ne subsiste que des décombres. Ce mot ne désigne qu’un amas, un agrégat insignifiant, désarticulé, de matériaux bruts. Autrefois ils avaient une forme, une ordonnance, une beauté, peut-être. A présent ils sont méconnaissables, rendus à l’état de choses encombrantes. Ils embarrassent. Si notre époque est à ce point hallucinée et hallucinante, si elle ne cesse de se divertir sans parvenir à cesser d’être désespérée, si elle détruit dans tout ce qu’elle construit, si elle confond, plus qu’aucune autre, le semblant et le réel, si elle fuit, comme on le dit d’un animal affolé et comme on le dit d’un vase qui n’est plus étanche …si l’époque est telle que ce ne soit pas sans lien avec les décombres de l’humain, du divin, du langage et du sens qu’Auschwitz nous a légués.
Pouvons-nous en sortir ? Rebâtir un monde ? Je n’en sais rien. Au mieux je l’espère. Mais je crois qu’il nous faut, et qu’il nous faudra très longtemps, séjourner dans ces décombres, y errer, les arpenter et les fouiller, avant qu’un autre ciel ne s’éclaire. Car l’ombre n’est pas sans retour. Sur ce point, je ne partagerai pas l’avis de Jankélévitch. Il écrit en effet : « ce qui est arrivé est unique dans l’histoire et sans doute ne se reproduira jamais, car il n’en est pas d’autres exemples depuis que le monde est monde ». Cela n’est pas très sérieux. Sûrement Jankélévitch souffrait-il trop pour être, ici, fidèle et sérieux jusqu’au bout. Nous pour qui l’horreur n’est pas directement gravée dans la chair, essayons de penser cela un peu plus rigoureusement. Ce qu’il y a d’unique et d’inclassable dans le crime nazi, en quoi cela empêche-t-il qu’il revienne ? Pourquoi ce qui est sans précédent serait-il sans retour ? Qu’est-ce qui empêche d’envisager que les décombres puissent proliférer ? Comment l’impossible, une fois réalisé, pourrait-il nous garantir de ne jamais revenir ? Par quel miracle ou par quelle nécessité ? Là non plus, il ne faut pas se leurrer, même si cette vérité promet du désagrément : Auschwitz, ce peut être encore demain. Quand nous disons « plus jamais ça », nous savons bien que ce n’est pas une certitude – sinon, nous n’aurions même pas à le dire.
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Il n’y aura pas de conclusion à ces propos, que j’ai voulu très simples et qui n’ont rien de neuf. J’ajouterai seulement trois remarques, désagréables elles aussi.
La première de ces remarques, c’est que le nazisme n’est pas « d’ailleurs ». Il n’a pas sévi que sur le sol allemand, dans des têtes allemandes et dans la langue allemande. Certes, l’Allemagne en porte seule la responsabilité historique, et elle ne s’en est pas encore débrouillée – si c’est possible. Mais il ne faudrait pas oublier que les nazis français furent légion. Avant l’arrivée des blindés de Leclerc et de Patton sur cette côte, on écrivait, par exemple, ceci, qui se veut un texte de politique fiction :
« 14 juillet 2142. Une nouvelle merveilleuse parcourt les rues de Paris. Les chroniques parlées de la Radiotélévision nationale nous en ont informés.
Le dernier juif vient de mourir …
Ainsi, c’en est donc fini avec cette race abjecte, dont le dernier représentant vivait, depuis sa naissance, à l’ancien Zoo du Bois de Vincennes, dans une tanière spécialement réservée à son usage, et où nos enfants pouvaient le voir s’ébattre en un semblant de liberté, non pour le plaisir des yeux, mais pour leur édification morale.
Il est mort ! Dans le fond c’est mieux ainsi. J’avais personnellement toujours peur qu’il ne s’évade, et Dieu sait tout le mal que peut faire un Juif en liberté. Il restait seul, soit, depuis la mort, il y a dix ans, de sa compagne, laquelle par bonheur était stérile, mais avec cette engeance, on ne sait jamais. Il faudra que j’aille au Zoo, pour m’assurer de la véracité de la nouvelle ».
Cela est paru le 16 juillet 1942 dans un journal intitulé l’Appel, dirigé par Pierre Costantini, fondateur de la Ligue Française d’épuration, d’entraide sociale et de collaboration européenne.
Il ne faudrait donc pas croire qu’Auschwitz est toujours de l’autre côté de la frontière, et que la terre de France produit des Déclarations des Droits de l’Homme comme la Normandie des pommiers à cidre. Elle a produit aussi, notre douce terre, des gens qui ont écrit ceci :
« D’une façon ou d’une autre, la juiverie offre l’exemple unique dans l’histoire de l’humanité, d’une race pour laquelle le châtiment collectif soit le seul juste (…) Ces bêtes malfaisantes, impures, portant sur elles les germes de tous les fléaux, doivent réintégrer les prisons où la sagesse séculaire les tenait enfermées (…) Le seul moyen pratique auquel un aryen raisonnable de 1942 puisse s’arrêter est le ghetto à l’échelle du monde moderne ».
On lit ces phrases-là, et beaucoup d’autres, dont quelques-unes de pire, dans un gros récit de Lucien Rebatet, publié en 1942 par les éditions Denoël. Ce récit d’un des journalistes nazis français les plus virulents s’intitule les Décombres. Je ne multiplierai pas les citations. J’indiquerai seulement qu’au moment où Costantini, Rebatet et cent autres distillaient leur venin, en 1942, on assassinait à Auschwitz jusqu’à six mille juifs par jour. J’ajouterai que ces textes doivent être lus, exposés, mis à l’étude. Il faut les lire dans la mesure où nous devons aussi patauger dans la boue nationale. Beaucoup sont difficiles d’accès – mais lisez au moins La France allemande de Pascal Ory (collection Archives, Gallimard) et une certaine France, l’antisémitisme 1940-44 de Philippe Garnier-Raymond (Balland, 1975). Ce sont deux anthologies où l’on apprend beaucoup.
Ma seconde remarque, c’est que le nazisme n’est pas « d’hier ». Il serait trop simple de croire Auschwitz aussi loin dans le temps que dans l’espace. Ceux qui y envoyèrent mourir les juifs, les Tziganes et les démocrates n’ont jamais cessé de vouloir recommencer. Naguère encore ils se taisaient. Aujourd’hui ils parlent de nouveau – et pas la nuit, à vois basse en Argentine. Ils parlent presqu’au grand jour en Allemagne, en Italie, en France, en Belgique. Quand la peste revient, le temps de la vigilance aussi. Cette guerre-là continue. Il est probable qu’elle s’intensifie.
Sur cette présence des nostalgiques du nazisme en France, un seul exemple : les éditions Ogmios-diffusion. A leur catalogue figurent des livres de Robert Faurisson, d’Henri Roques et de Paul Rassinier sur le mythe des chambres à gaz, mais aussi des livres sur l’ordre l’Ordre SS, des classiques du nazisme comme Le mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg, des textes du nazi belge Léon Degrelle, commandant les volontaires wallons sur le front de l’est. On y trouve aussi, pour finir, des ouvrages d’Henry Coston. Un homme, nous dit le catalogue, qui « traque sans relâche les puissances apatrides ». Henry Coston est un ancien collaborateur bien connu. Il a été membre du Parti national-socialiste français. Coston a travaillé dans des journaux spécialisés dans l’antisémitisme et la délation, comme Paris-Soir ou le Pilori. Il a publié des livres subventionnés par Otto Abetz, et dont les titres se passent de commentaires : Les Juifs en France (1941), l’Amérique bastion d’Israël, la finance juive et les trusts (1942) etc. Condamné à perpétuité en 1947, grâcié en 1952, cet homme de soixante-dix sept ans publie aujourd’hui des livres dont les titres, dans le catalogue d’Ogmios-diffusion, se passent toujours de commentaires : Le veau d’or est toujours debout. La fortune anonyme et vagabonde. Le nouveau dictionnaire des pseudonymes, etc.
Ma troisième et dernière remarque, c’est que le nazisme n’est pas le fait « d’autrui ». Il serait trop simple de penser que nazi est toujours l’autre. Il serait trop facile de croire s’en sortir en se bornant à la dénonciation – sans voir que le dénonciateur et le dénoncé appartiennent, en un sens, au même monde. Il faut faire des enquêtes sur le nazisme et les nazis. Mais sans oublier que la mise en fiche et l’investigation sont les mêmes, en tant que méthodes policières, chez les nazis et chez ceux qui les combattent. Si nous voulons sortir des décombres, il faudrait aussi sortir de la police.
Et en sortir isolément. La lutte entre les forces de vie et les forces de mort ne passe pas en Allemands et Français, ni entre Français et Français – elle traverse d’abord chacun de nous. C’est probablement là que se joue l’essentiel – dans cette guerre continue, au sein de chacun, entre ce que Socrate appelait déjà la partie douce de notre âme et sa partie bestiale et sauvage, et que Freud, dans ce qu’il nomme sa « mythologie », désignera comme Eros et Thanatos – l’amour et la mort, les forces de rassemblement et celles de désagrégation.
Cette lutte n’est pas du tout, comme on l’a trop souvent cru, celle d l’âme contre le corps, de la raison contre l’instinct, ou de la loi contre la nature. C’est au contraire la lutte de l’amour – pour l’âme, pour le corps, pour la nature – avec la haine envers l’âme, envers le corps ou envers la nature. Ce clivage traverse tout. Des références au sang, au sol, à la nature peuvent être porteuses de mort ou porteuses de vie. Des références à la loi, à l’universalité, à la culture peuvent être porteuses de mort ou porteuses de vie.
Si nous voulons sortir des décombres, et que la vie un jour redevienne, non pas simplement possible, mais, comme on dit, « belle », il faut d’abord, en nous-mêmes, selon le mot d’Empédocle, « jeûner de la méchanceté ».
© Roger-Pol Droit