Patrimoine ou matrimoine ?
Ce week-end vont se dérouler les journées du patrimoine. Elles connaissent un succès durable et font partie désormais du calendrier culturel. Le public est fidèle : rares sont les occasions de découvrir ainsi trésors cachés, bâtiments officiels, lieux de mémoire. Créées en France en 1984, ces journées, devenues européennes depuis 1991, ne cessent de se diversifier. Depuis trois ans, elles se trouvent amplifiées, à Paris, par les « Journées du matrimoine », organisées en parallèle, aux mêmes dates, par un collectif « Egalité hommes-femmes dans les arts et la culture » (1). L’intention est simple : à travers une série de parcours culturels, d’expositions et de manifestations, mettre en lumière la part des créatrices. évoquer les figures et les œuvres de femmes, célèbres ou anonymes, dans tous les domaines. Bref, à la culture des pères, le patrimoine, conjuguer celle des mères, le… matrimoine.
Au premier abord, ce terme sonne curieusement. Il pourrait même prêter à sourire. Que devrait-on inscrire au matrimoine mondial ? Au fronton du Panthéon, faudrait-il remplacer « Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante » par « Aux grandes femmes, la matrie reconnaissante » ? Ou bien inscrire les deux formules ? Va-t-on, aux patriotes, devoir opposer ou conjoindre des « matriotes » ? Ou, pire encore, inventer des chants matriotiques (« allons enfants de la matrie) ? Sous l’aspect incongru des mots, l’étrangeté des termes attirent en fait l’attention sur un fait important, trop souvent inaperçu dans nos usages routiniers de la langue et des notions : « pays », « pouvoir », « art », « héritage » sont masculins. Je ne parle pas des noms qui les désignent, mais des choses elles-mêmes. Tout se passe encore comme si la société, l’histoire et la culture étaient d’abord et avant tout une affaire de mâles.
Pourtant, le terme de « matrie » n’est pas une invention récente. On croit rencontrer un néologisme militant. Certains ont pensé y déceler la contraction, en un seul terme, des deux mots « mère patrie ». Pas du tout ! Le mot existe déjà chez Platon ! Et pour désigner la face féminine de la Cité ! Dans La République, au livre IX, expliquant ce qu’un tyran peut faire subir à la Cité si elle ne lui cède pas, Platon écrit que, « de même qu’il a châtié à leur heure ses père et mère », il « asservira cette « matrie » chérie, pour parler comme les Crétois, cette patrie qu’il dominera » (2). Les Crétois ne sont pas là par hasard : la civilisation de Minos vénère probablement une déesse-mère et présente bien des traits évoquant un matriarcat. Toutefois, si Platon emploie bien les deux termes, matrie et patrie, en lien avec mère e tpère, il ne développe leur distinction.
Mais l’histoire est loin d’être terminée. Car ce terme de « matrie » est repris en grec par Plutarque dans ses Vies parallèles des hommes illustres, arrive dans la langue française au XVIe siècle par leur traduction due à Jacques Amyot (1559-65), et se retrouve peu après, en 1576, dans La République de Jean Bodin (1530-1596, maître de la philosophie politique. Après des péripéties qui nous entraineraient trop loin, le mot revient, notamment sous la plume d’Edgar Morin, écrivant par exemple, dans un appel lancé en 2016 : « Nous devons reconnaître notre matrie terrienne (qui a fait de nous des enfants de la terre). »
En gros, les représentations contemporaines esquissent une répartition simple. A la « matrie » se trouve associé ce qui est originaire, premier, vital, commun à tous : terre nourricière, langue maternelle, ou bien le fonds culturel commun de l’Europe…. A la « patrie » revient ce qui est de l’ordre de la loi, de la propriété et du pouvoir, ou bien les Etats nationaux avec leurs particularismes
Encore un pas, et une vision militante et manichéenne du monde ne verra plus le patrimoine comme un héritage collectif, englobant créateurs et créatrices côte à côte, mais l’appropriation masculine des œuvres et de leurs usages. Au risque de retomber dans les caricatures et les aberrations du féminisme version années 1970. Et d’oublier que plusieurs questions ici s’enchevêtrent, qu’il vaut mieux ne pas confondre. Faire connaître et célébrer le rôle des femmes dans tous les registres de la culture est une nécessité urgente. Scruter l’impact des représentations du masculin et du féminin sur le politique, l’éducation, l’organisation de la société est une recherche au long cours. En revanche, s’interroger pédantement sur le genre du pouvoir, la « phallocratie », et tutti quanti pourrait bien paraître un jour aussi bizarre et vain que nous semblent absconses les querelles médiévales sur le sexe des anges.
- Programme sur lematrimoine.fr
- La République, IX, 575 d.