Nous, antico-modernes (Le Monde, série d’été) 3/4 Confusion des genres
Avec les « marche des fiertés », le mariage pour tous, les luttes contre l’homophobie, le développement des études consacrées aux genres, avec toute cette effervescence autour des comportements et des représentations, nous croyons les sexualités en révolution. Nous pensons que l’invention d’un univers différent, encore à explorer, est en cours. Ce monde aura bientôt rompu, pense-t-on, avec les rôles sexuels figés. Finis, les alibis demandés à la biologie, les interdits condamnant des comportements jugés « contre nature ». Terminées, les assignations à résidence, les identités immuables. Bonjour le multiple, les transversalités, le nomadisme !
Est-ce vraiment si neuf ? Pas tant qu’on le dit. Oui, bien sûr, par rapport au puritanisme du XIXe siècle, au conservatisme du XXe siècle. Pourtant, dès qu’on ouvre grandement la focale, qu’on prend en compte les mondes gréco-latins, alors ces changements ont un air de retour plutôt que de rupture. Car il serait bien naïf d’imaginer les Grecs envoyant seulement les mâles au combat pour mieux cloîtrer les femelles au gynécée. Les Romains ne se réduisent pas au paterfamilias, pourvu d’un droit de vie et de mort sur sa progéniture, et à la matrone soumise. Dès qu’on regarde d’un peu plus près, on s’avise que leurs modèles étaient plus divers, et leurs paradoxes intéressants .
Il suffit ainsi d’ouvrir Le Banquet de Platon pour constater combien la philosophie, et plus généralement l’éducation, l’excellence, le désir d’être meilleur sont présentées comme autant d’affaires intimement liées au désir de posséder de jeunes hommes. Socrate drague Alcibiade avec constance, assiduité, intelligence et ruse. Le plus déconcertant, dans cette exhibition raffinée d’une culture fondamentalement homosexuelle, n’est pas le désir de Socrate ou sa rivalité avec d’autres prétendants. C’est que toutes les discussions portant sur la nature de l’amour – sur l’essence du désir, la recherche du beau et du vrai, la teneur même de la philosophie… – ne deviennent compréhensibles que dans le cadre des relations entre partenaires masculins.
Le désir entre femmes était une autre planète, comme le confirment Sapho, poétesse de Lesbos, et bien d’autres exemples. Leurs liens étaient moins visibles dans l’Antiquité, mais demeuraient importants, revendiqués plus ouvertement que dans les sociétés modernes classiques. Qu’on relise le mythe dénommé « de l’androgyne » dans Le Banquet. Une version simplifiée et tronquée retient seulement qu’il existait, à l’origine, des créatures humaines à deux têtes, quatre bras et jambes – et deux sexes, masculin et féminin. Coupées en deux, séparées pour former les humains que nous connaissons, les deux moitiés tentent de se recoller. Ce retour à l’unité perdue expliquerait l’amour, le désir, la joie fusionnelle des amants hétérosexuels.
Mais le texte complet du mythe dit autre chose : il existait trois types différents de créatures à deux têtes et quatre bras et jambes, arborant respectivement des sexes d’homme, de femme, ou des deux. Et chacun voudra rejoindre sa moitié… Il existe donc pour Platon – comme pour quantité de penseurs antiques – différentes passions sexuelles premières : d’hommes pour des hommes, de femmes pour des femmes, ou d’un sexe pour l’autre. Ces sexualités ne sont pas classées en normales et anormales : toutes se trouvent également inscrites dans la nature.
Reste que ce mythe suppose des identités fixes, alors que rôles et comportements étaient plus fluctuants que chez les Modernes. Le latin n’a d’ailleurs aucun terme qui correspondent à « homosexuel » ni à « hétérosexuel » – ce n’étaient pas des catégories pertinentes. Il était courant qu’une même personne ait des pratiques diverses, selon les circonstances, sans être étiquetée. De ce point de vue, les libertés sous l’Empire romain sont voisines des nôtres : des mariages homosexuels sont célébrés, des rencontres collectives semblent devenir monnaie courante. On évitera d’exagérer : Rome ne fut pas si orgiaque que la lecture du Satyricon de Pétrone, ou de la Vie des douze Césars de Suétone pourrait le faire croire. Ce ne fut pas le lieu de débauche et de perdition que les Pères de l’Eglise vont bientôt décrire pour le condamner.
Serions-nous revenus dans l’Antiquité ? Pas si simple. Nous mettons les genres en question, alors que jamais les Anciens n’ont douté qu’il y eût « vraiment » des hommes et des femmes. Nous proclamons fièrement la légitimité de nos actes, tandis que pareille revendication était sans objet en Grèce comme à Rome. Selon les époques, les manières de façonner l’existence d’un sujet s’organisent différemment. Michel Foucault, en écrivant Histoire de la sexualité, n’avait pas d’autre question en tête.