Un as nommé Pic
Ce fut un météore dérangeant, comète annonciatrice de grandes mutations, en un temps où chaque prodige laissait augurer des cataclysmes. Génial et flamboyant, mort à 31 ans, empoisonné à l’arsenic, sans doute sur ordre de Pierre de Médicis, Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) a laissé, dans l’histoire, une légende et des textes. La légende évoque une précocité inouïe, une entrée à l’Université à 13 ans, le défi sans vergogne de savants chenus, la maîtrise d’une bonne vingtaine de langues. Le personnage réel est pour le moins romanesque : haute noblesse, immense fortune, intelligence hors normes se combinent en lui avec une arrogante témérité qui le porte à s’imaginer tout savoir, tout comprendre, et pouvoir découvrir l’ultime secret du monde.
Sa mère étant morte quand il eut 15 ans, Jean s’est trouvé en mesure d’inventer son propre cursus, et de parcourir l’Europe avec un carrosse-bibliothèque, une des plus belles du temps, entouré de ses gardes armés. Il vient ainsi à Paris s’instruire des pensées neuves qui se diffusaient alors depuis la Sorbonne ou s’en va à Pérouse rencontrer des maîtres cabalistes. Dans le même temps, il apprend l’hébreu, l’arabe, s’enthousiasme pour les philosophes néoplatoniciens, qu’il pratique en grec, et pour les « oracles chaldaïques », étudie la sagesse des Mages, l’hermétisme, les pratiques occultes. Ceci ne l’empêche pas, au passage, d’enlever en Toscane une certaine Marguerite, épouse d’un gabelou d’Arezzo. L’aventure se termine par une échauffourée laissant une quinzaine de cadavres sur le carreau. Bref, le jeune homme n’a pas froid aux yeux.
A 23 ans, il rédige 900 conclusions philosophiques tirées de sources multiples : scolastiques médiévaux comme Albert le Grand, Thomas d’Aquin ou Duns Scot, aristotéliciens arabes comme Avicenne, Averroès, Al Farabi, néoplatoniciens, de Plotin à Proclus en passant par Porphyre, sans oublier Pythagore, Zoroastre et les cabalistes ! L’ensemble dessine une voie initiatique autant qu’une démonstration logique. Car, pour Pic, comme l’affirme la conclusion n° 784, « faire de la magie n’est pas autre chose que marier le monde ». En effet, les noms des choses contiendraient en eux une puissance divine : « Toute parole possède une vertu dans la magie en tant qu’elle est formée par la parole de Dieu. » Ainsi voit-on Pic vouloir concilier christianisme et kabbale, mystique néoplatonicienne et logique d’Aristote, traditions antiques et dogmes de l’Eglise.
Ce magnifique qui ne doutait de rien ne put toutefois mener à bien son projet de convoquer à Rome, à ses frais, tous les savants qui l’auraient voulu pour débattre de ses thèses. Le pape s’en mêla, une série de thèses fut jugée hérétique, et le livre finit brûlé. Un petit nombre d’exemplaires ont survécu, qui nous permettent de lire aujourd’hui cette œuvre pour le moins déconcertante. Il faut rendre hommage au savant travail fourni par Delphine Viellard, experte en patristique : elle a enrichi sa traduction de près de deux mille notes explicatives. Les allusions de Pic, souvent obscures, sont ainsi rendues à la lumière. Malgré ces éclaircissements, on ne fera croire à personne que ces 900 conclusions font une lecture de plage. Mais tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées, à la Renaissance, au néoplatonisme, aux rencontres des traditions auront de bonnes raisons de s’y plonger. Cela commence à faire du monde.
LES 900 CONCLUSIONS
de Pic de la Mirandole
Edition critique, traduction et notes de Delphine Viellard
Précédé de « La condamnation de Pic de la Mirandole » de Louis Valcke
Bibliographie et tables de Nicolas Roudet
Les Belles Lettres, « Le miroir des humanistes », 380 p., 35 €