« Je vous servirai avec amour »
Seul, en marche, au Louvre, dans la cour Napoléon, au rythme de l’Ode à la joie… l’image de ce jeune président, le soir de son élection, a fait le tour du monde. Elle a partout porté le même message, suscité les mêmes commentaires : la France n’a pas seulement évité le pire, elle affiche une force vive, augurant une possible renaissance. Il convient aussi de remarquer les premiers mots du président élu aux Français, sur fond de pyramide. Ils n’ont masqué ni les désaccords ni l’ampleur des tâches à venir. Et le discours s’est achevé – anaphore présidentielle oblige… – sur la répétition, cinq fois de suite, d’un « je vous servirai ». Toute dernière phrase, juste avant le rituel « Vive la République et vive la France ! »… « je vous servirai avec amour ». Formule surprenante, presque étrange, qui mérite attention. Car dans ce détail se niche nombre de questions. On peut envisager cette phrase de trois façons différentes.
Avec ferveur, les soutiens du nouveau président diront qu’en parlant d’amour, il insiste sur le cœur et la sensibilité, au-delà de la froide raison. Il suggérerait ainsi que la politique est aussi affaire de sentiment, d’émotion, de désir – pas uniquement de calcul. Ils ajouteront, dans la même perspective, qu’il réaffirme combien il n’a rien d’un monstre froid, combien la passion l’habite. A maintes reprises, au fil de ses meetings de campagne, les auditeurs l’ont entendu déclaré : « je vous aime ». Mais, en proclamant « je vous servirai avec amour », il dit plus. Le sens du devoir fait servir l’Etat, le dévouement fait servir le peuple. Ici s’ajoute une dimension presque « mystique », une touche finale d’humanité, sur fond de chrétienté. Au-delà de la rigueur et de la fidélité, l’amour !
Les détracteurs du nouvel élu l’entendront tout autrement, avec défiance. Ils se demanderont ce que vient faire l’amour dans pareille situation, jugeant qu’on attend surtout d’un chef d’Etat une vision, de l’autorité, des décisions, de l’habileté, de l’endurance… mais pas de l’amour. Les citoyens de la République veulent être écoutés, respectés. Ils n’ont pas besoin d’être aimés. C’étaient les monarques chrétiens qui proclamaient leur amour envers le peuple, en se prétendant humble serviteur des sujets dont en réalité ils étaient seuls maîtres. Les plus critiques discerneront donc une trame monarchiste dans ces mots prononcés au Louvre, centre historique de la royauté, dans ce « je » et ce « vous » que ne sépare aucun intermédiaire, dans les silhouettes du serviteur et du maître, en filigrane.
Pour ma part, je propose de lire cette formule sans confiance ni défiance, seulement avec un regard philosophique. En commençant par sortir des conceptions psychologiques de ce qu’on appelle « amour », en retrouvant d’abord Empédocle et son intuition fondatrice. « Amour », dit l’ancien auteur grec, dans son poème Sur la Nature, ne va jamais sans « Haine ». Tout dépend de ces deux forces antagonistes, l’organisation du cosmos comme celle de la Cité. Amour tend vers l’unité : c’est le nom du rassemblement, de tout ce qui rapproche, relie, agrège. Cette force attire l’un vers l’autre des éléments ou des êtres éloignés. Haine fait l’inverse : elle éloigne, délie, désorganise et désagrège, puissance négative qui sépare et disperse.
Entre ces deux forces, le conflit est sans fin. De leur combat éternel proviennent transformations du monde, naissances et morts, paix et guerres. Au XXe siècle, Freud a su reprendre cette antique intuition pour lui donner une dimension nouvelle, en faisant d’Eros et Thanatos (Amour et Mort) les pulsions qui s’affrontent dans notre psychisme comme dans toute l’histoire de la civilisation.
Retour dans la cour du Louvre. « Je vous servirai avec amour » prend une autre dimension. Lus à la lumière d’Empédocle et de Freud, ces mots doivent signifier : « je travaillerai avec les forces de rassemblement (de cohésion, de vie) contre les forces de dislocation (de dispersion, de mort) ». Impérativement, car le combat n’est efficace qu’à cette condition : se souvenir que l’amour n’existe pas seul, et ne saurait suffire. Pour œuvrer, aucune force de cohésion ne peut oublier l’existence de la haine. Qui veut « servir avec amour », doit se souvenir et du désamour et des divisions. Savoir continûment qu’elles existent. Afin de les combattre, afin s’en prémunir, afin d’en jouer. Si ce n’est pas le cas, tout n’est que leurre.