Le moment de l’isoloir
Ouf ! Le brouhaha de la campagne arrive sur « pause ». Suspendus, pour un temps, bruits et rumeurs. Tout va retomber : invectives, insinuations, injures, exhortations… Fini l’exposé des programmes, mesures, perspectives. Les électeurs se retrouvent face à leurs réflexions, leurs choix et leurs responsabilités – les résolus face à leur confirmation, les hésitants face à leur décision. Jusqu’à ce moment rituel qui approche, plus étrange qu’on ne pense, dans la solitude de l’isoloir. Ce moment mérite qu’on l’interroge.
Durée moyenne : 60 secondes. Pas véritablement le temps de réfléchir, juste assez pour tirer le rideau, trier les bulletins, en mettre un dans l’enveloppe, plier le rabat…D’ailleurs, pendant longtemps, l’isoloir n’a pas existé. Après l’instauration, en 1848, du suffrage dit « universel » (qui ne concernera pendant un siècle que les seuls électeurs masculins), il suffisait de donner son bulletin plié en deux au scrutateur qui le déposait dans l’urne. Ce processus ne garantissait en rien le secret du vote : pressions et abus des notables locaux étaient monnaie courante.
Le dispositif actuel (enveloppe, isoloir, dépôt du bulletin sous enveloppe dans l’urne par l’électeur lui-même) n’a été mis en place que par la loi du 29 juillet… 1913 ! Car il a fallu, sous la Troisième République, plus d’un quart de siècle de débats pour imposer l’isoloir. Il suscita rires et moqueries, avant de finir par s’imposer en France bien après l’Australie (pionnière en 1857), le Royaume-Uni (1872), la Belgique (1877) et l’Allemagne (1903). Mais l’isoloir ne se contente pas de garantir, par son rideau opaque, le secret du vote, donc son indépendance. Il incarne, à sa manière, une certaine conception du sujet, de la conscience, et de la délibération.
Il faut y voir une mise en scène du « for intérieur », du tribunal de la conscience, la « forteresse de l’âme » comme dit le stoïcien Marc-Aurèle. Il ne s’agit pas d’affirmer que les électeurs prennent leur décision dans l’isoloir, bien qu’une petite part d’entre eux le fassent effectivement. Il est question de saisir combien ce dispositif matérialise une certaine représentation de la conscience. Plus d’images, plus de sons, plus de sollicitations extérieures. Un espace clos, confiné, où chacun est supposé se retrouver face à sa propre pensée, radicalement seul, libre de prendre sa décision en toute autonomie. En ce sens, comme l’avait fait autrefois André Glucksmann (1), on peut mettre en parallèle le sujet-électeur dans l’isoloir et le cogito de Descartes. Sans doute est-il excessif de poursuivre très loin la comparaison, mais elle est suggestive. Quoique probablement déjà caduque !
Car la digitalisation du monde s’accompagne de l’émergence d’un sujet différent. Le sujet de 2017 – connecté, smartphonisé – paraît continûment relié aux autres plutôt que clos sur soi. Il est inséré dans des réseaux plutôt que souverainement autonome, se rêve transparent plus qu’opaque, s’assure de sa propre existence par l’image que les autres lui renvoient au lieu d’être conscient, d’emblée, de son authenticité et de son autonomie. Cette mutation affecte évidemment ses choix et comportements politiques. A titre de symptôme, on notera l’apparition, ces dernières années, de « selfies d’isoloir ». En se photographiant en train de voter, les électeurs peuvent vouloir informer ou bien provoquer, céder à des pressions ou bien les dénoncer. En tout cas, ils suggèrent que la clôture de l’isoloir est entamée. Et que son règne est peut-être en train de s’achever.
L’isoloir n’est évidemment ni périmé ni inutile. Mais, s’il demeure indispensable au secret, il ne correspond plus pleinement au contenu symbolique antérieur. L’extension du vote électronique lui ôtera sans doute un jour une large part de sa fonction. Du coup, le « moment de l’isoloir » n’est plus à concevoir simplement comme un instant de la journée, une minute rituelle dans les pratiques électorales. Il faut l’entendre comme un moment historique, proche désormais du point de bascule. Toujours opératoire, mais déjà secrètement obsolète, l’isoloir pourrait alors devenir l’image des élections elles-mêmes, voire de la République : tout tient encore, tout fonctionne, mais chacun pressent qu’il s’agit de survivances d’un autre temps, sans qu’on sache clairement quel sera le temps d’après, ni de quoi il sera fait.
(1) André Glucksmann, Descartes, c’est la France (Flammarion, 1987).