Connaissez-vous Rudolf Carnap ?
La philosophie contemporaine lui doit plusieurs de ses traits majeurs, en tout cas sur le versant logique, positiviste et scientifique. Aux yeux de Rudolf Carnap (1891-1970), c’était d’ailleurs le seul versant méritant attention. Le reste, à ses yeux, n’était que loisirs, distractions, variations plus proches de la musique que du savoir rationnel. C’est pourquoi il a rompu avec la métaphysique, contribué à fonder le Cercle de Vienne – auquel la philosophie analytique doit son existence – et axé son travail principalement sur la résolution de questions d’épistémologie, techniques et fort ardues. Si l’on connaît généralement son parcours européen dans les années 1920-1930, en particulier La construction logique du monde (1928, traduction française en 2001 chez Vrin), les développements de son travail aux Etats-Unis, en particulier après-guerre, à Princeton, puis à UCLA, restent largement méconnus du public francophone.
Avec la traduction de sa thèse sur l’espace, publiée en allemand en 1922, c’est son parcours de jeunesse, lui aussi peu scruté, qui devient accessible. Au moment de ce travail, le philosophe a la trentaine et demeure largement sous l’influence de Kant. Le texte montre surtout l’étendue de sa culture – embrassant la physique et les mathématiques aussi bien que la philosophie – et l’acuité de son intelligence conceptuelle. Car son interrogation porte sur à la fois sur l’héritage kantien (l’espace conçu comme une des « formes a priori de la sensibilité »), les géométries non-euclidiennes et l’espace-temps que la théorie de relativité venait alors de découvrir. Sans quelle mesure peut-on concilier l’intuition du vieux Kant, les innovations topologiques de Riemann et de Lobatchevski, la révolution provoquée par Einstein ? Tel est l’ambitieux programme du jeune chercheur.
Il le remplit avec une puissance et une précision qui impressionnent encore près d’un siècle plus tard. Carnap distingue en effet trois sens de la notion d’espace (formel, intuitif, physique) et trois sortes de registres (topologique, projectif, métrique). Le jeu subtil des distinctions et combinaisons entre ces éléments lui permet de dissiper la plupart des contradictions entre les différentes théories de l’espace soutenues par les mathématiciens, les physiciens et les philosophes. Inutile de préciser que suivre les arabesques de cette haute-voltige théorique réclame une bonne formation, une attention soutenue et quelque patience. Ce n’est pas de la philosophie facile. Raison de plus pour en signaler l’existence. Non par goût de la difficulté, mais par souci d’équilibre.
En effet, on finirait presque par croire que tout est simple dans le domaine des idées philosophiques. A force de privilégier la pédagogie et l’accessibilité, de mettre l’accent sur les moralistes, les chercheurs de sagesse ou les penseurs politiques, l’air du temps risque d’oublier la part « dure » de la pensée – celle qui se confronte aux argumentations serrées, aux découvertes des sciences, aux déductions et distinctions. Il ne s’agit pas de la magnifier, de ne reconnaître qu’en elle seule le propre de la philosophie, ce qui reviendrait à une autre déformation. Mais il convient de rappeler combien cette veine, exigeante et rigoureuse, parcourt l’histoire de la pensée – de Platon à Russell, d’Aristote à Wittgenstein – et qu’il ne peut être question de la négliger. Rudolf Carnap en est sans conteste un grand représentant. Il serait temps que la francophonie l’entende.
L’ESPACE
Une contribution à la théorie de la science
(Der Raum
Ein Beitrag zur Wissenschaftlehre)
de Rudolf Carnap
traduit de l’allemand et présenté par Pierre Wagner
Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 188 p., 22 €