Dans la cacophonie française
Débats, disputes, coup bas… c’est l’ordinaire des campagnes électorales, et personne, à juste titre, ne s’en étonne. Il est normal que les camps et leurs candidats s’affrontent, bientôt s’échauffent, et se mijotent quelques traquenards. Malgré tout, ce qui se passe en ce moment en France, avec ces présidentielles, est d’un ordre sensiblement différent. Pour plusieurs raisons, il faut parler d’une forme nouvelle et singulière de cacophonie.
Le terme est ancien. Il fut sans doute forgé par Démétrios de Phalère, homme d’Etat athénien, né vers 360 av. J.-C, mort en 282 av. JC, élève d’Aristote qui passait pour grand orateur. Classiquement, le mot (composé de kakos, mauvais, et de phônè, le son) désigne une dissonance désagréable dans l’expression orale, du genre « elle arborait un beau boa ». On est passé de proche en proche de la phrase verbale à la phrase musicale, des couacs d’orchestre à ceux d’équipes gouvernementales, et la notion englobe finalement toutes les dysharmonies et les mélanges confus. Baudelaire l’applique ainsi aux couleurs des tableaux, Zola aux odeurs des fromages. Mais cette campagne donne à la cacophonie des significations nouvelles et différentes.
Car dissonances, désaccords et autres ne se manifestent pas seulement entre les différents camps, mais au sein de chaque parti. Chez les socialistes, la rupture est consommée entre les soutiens du candidat officiel et ceux qui rejoignent Emmanuel Macron. Chez les Républicains, juppéistes et sarkozistes sont en conflit avec les fillonistes. A gauche, Hamon et Mélanchon échouent à accorder leurs violons. Au Front National, la situation est plus tendue qu’on ne le pense entre Marine Le Pen, son père et sa nièce. Dans le mouvement « En marche », tensions et tiraillements ne manquent pas entre tendances de gauche et tentations de droite… Cette cacophonie d’un type nouveau montre à l’évidence que le paysage politique se fragmente, que les partis anciens se fissurent et se recomposent.
Mais ce n’est pas tout. Une autre forme de cacophonie s’est installée durant cette campagne par le biais des « affaires ». Aux débats cruciaux sur les programmes et les choix décisifs pour l’avenir du pays, les affaires ont substitué des dissertations sur le devoir d’exemplarité, l’honnêteté – réelle, supposée ou fictive… – des uns et des autres. Ce remplacement d’une thématique par une autre n’a pas seulement parasité et désaxé la campagne, en escamotant la plus grande partie de ses enjeux. A la faveur de ce processus sans précédent, des dissonances inédites se sont introduites.
Le candidat de la droite et du centre a été perçu comme une cacophonie vivante, un homme en dissonance avec lui-même. Une large part de l’opinion a jugé inconciliable ce qu’il proposait au pays et ce qu’il était présumé avoir fait pour son propre compte. Lorsqu’on répète que son programme est devenu « inaudible », c’est ce qu’on veut dire : il a beau l’énoncer clairement, l’expliquer haut et fort, quantité d’électeurs ne l’entendent pas, durablement assourdis par la disparité entre ses propositions et ses actes supposés. Réelle ou fabriquée, cette dissonance interne l’empêche d’être écouté.
Car la cacophonie rend sourd, il en est d’autres exemples encore. Un effet permanent de dissonance peut expliquer le désintérêt, voire la colère, qu’éprouvent quantité de Français envers, pêle-mêle, les hommes politiques, le « système », les élites, les médias, l’Europe… Leur sentiment d’abandon et le ressentiment qui s’ensuit s’enracinent dans l’impression de n’être jamais entendus, de n’avoir pas voix au chapitre. La cacophonie d’en haut n’entendrait plus celle d’en bas. Ni l’une ni l’autre n’ont plus d’oreilles pour le monde extérieur.
Dernier trait frappant de la cacophonie française : le reste du monde semble avoir tout bonnement disparu. Bataille de Mossoul, guerre au Yémen, embarras de Donald Trump, mise en cause des accords sur le climat, début du Brexit, fissures de l’Europe, retour des protectionnismes et bon nombre d’autres sujets exigeant une vive attention… se trouvent relégués ou effacés, comme « inaudibles », eux aussi, temporairement. Car le monde et sa complexité reviendront, quand la cacophonie commencera à s’estomper. Ce ne sera pas tout de suite, ni d’un seul coup. En attendant, trois remèdes sont recommandés : casques réducteurs de bruit, prothèses auditives et, autant que possible, pratique du discernement.