Les paradoxes de l’utopie
L’utopie est de retour. Le terme apparaît, de plus en plus, dans les débats et commentaires. La longue liste des projets qualifiés d’utopie juxtapose, pêle-mêle, revenu universel, fin du capitalisme, vie sur Mars, homme bionique, paix mondiale, développement durable… et quantité d’autres. « Utopie » sert à déprécier aussi bien qu’à valoriser. On se félicite par exemple que la voiture sans chauffeur, pure chimère hier encore, soit à présent une « utopie en cours de réalisation », rêve devenant réalité. A l’inverse, taxer d’utopie un programme politique revient à le disqualifier : inapplicable, illusoire. En fait, l’étrangeté de l’utopie est bien d’appartenir aux deux versants à la fois. Irréaliste au regard de ce qui existe, irréalisable même, au premier regard, elle est aussi horizon mobilisateur, folie qui peut finir par se concrétiser, au moins partiellement. « Soyez réaliste, demandez l’impossible ! » disait autrefois mai 68. Dans ce slogan, tous les paradoxes de l’utopie se trouvent condensés.
Leur lointaine origine se trouve chez Platon, dans La République. Projet : concevoir le fonctionnement de la Cité juste, conforme à l’ordre réel du monde, respectant le bien et le beau. Une Cité où règneraient définitivement l’équilibre et la vertu, non le désordre et les vices. Où les décisions seraient prises selon la vérité et la raison, non selon les appétits et les intérêts. Bien qu’il ne soit en vigueur nulle part dans le monde des hommes, ce modèle politique constitue pour Platon la véritable réalité, la forme de la société parfaite. Il interdit donc aux philosophes de rester dans leur tour d’ivoire, les exhorte à descendre dans la Caverne, à conformer la société au modèle idéal. Au risque d’échouer, comme lui-même, qui ne parvint jamais à convaincre le tyran Denys de Syracuse. Au risque, surtout, de vouloir façonner à toute force, jusque dans ses moindres détails, une société figée, une vie réglée – de la sexualité à l’éducation, du travail aux loisirs. En organisant tout, l’utopie développée dans La République, inaugure, à sa manière, la longue histoire des totalitarismes.
Et celle des descriptions minutieuses de sociétés parfaites. Devenue genre littéraire, politique et moral, l’utopie a rempli des bibliothèques. Thomas More, en 1516, forge le mot « Utopie » pour dénommer cette île introuvable où vivent, heureux et en paix, des humains qui ont résolu toutes les questions du vivre ensemble. Ce lieu « qui n’existe pas » (ou-topos, en grec ancien, signifie littéralement un « non-lieu ») critique évidemment la société réelle. Le procédé sera cent fois repris, de siècle en siècle, notamment par Cité du Soleil de Campanella (1623), par Cyrano de Bergerac et ses Histoires des Etats et Empires de la Lune (1657), en attendant au XIXe siècle le phalanstère de Charles Fourier ou le Voyage en Icarie d’Etienne Cabet (1842). Point commun : les faits et gestes quotidiens sont prescrits un par un. Alimentation, vêtements, transports, divertissements… rien n’est laissé au hasard. Du rêve, on est passé au papier millimétré !
Car le plus grand paradoxe de l’utopie n’est sans doute pas de vouloir réaliser l’irréalisable. Après tout, ce qui semble impossible aujourd’hui peut très bien ne plus l’être demain… Au cours de l’histoire, d’innombrables mutations technique l’ont montré. Le paradoxe majeur, le voilà : l’utopie fige l’histoire humaine en voulant la rendre parfaite. Elle prétend détenir la vérité, cherche à tout prévoir, tout régler… et engendre un monde étouffant et cauchemardesque. Si elle se réalisait, cette perfection serait sans liberté ni surprise. Et l’histoire serait morte, puisque rien ne pourrait plus se détraquer.
Faut-il donc jeter l’utopie ? Sûrement pas. Ce serait perdre un moteur indispensable de l’action. Obnubilée par ce qui est faisable à courte vue, la vie se restreint et s’étiole. Partir à la conquête de l’inaccessible, cultiver « l’esprit de l’utopie » (Ernst Bloch, 1918) est une constante humaine. Mais ne vivre que par et pour l’utopie, en désirant à tout prix la réaliser, c’est s’exposer au chaos, aux catastrophes, aux échecs – autre constante humaine. Alors, que faudrait-il faire ? Cultiver l’utopie, mais n’en faire qu’un usage modéré, raisonnable et paradoxalement réaliste. ? Inventer l’utopie bien tempérée ? Sans doute. Le problème, chacun s’en rend compte, c’est que pareille solution est finalement… utopique.