Hommage au sociologue et philosophe Zygmunt Bauman, penseur de la « société liquide »
Né en 1925 en Pologne, à Poznan, dans une famille d’origine juive, le sociologue Zygmunt Bauman est mort le 9 janvier à son domicile de Leeds, au Royaume Uni. Depuis le début des années 1990, il avait acquis une audience internationale de plus en plus vaste grâce à ses multiples analyses, à la fois sensibles et intelligentes, des mutations contemporaines. L’expression qu’il a forgée, « société liquide », s’est même répandue dans le langage courant. Toutefois, comme souvent avec des formules qui deviennent populaires, le concept a été soit édulcoré soit mal compris, en particulier en France, où l’attention envers cette œuvre majeure semble avoir été plus tardive, et peut-être plus superficielle, que dans d’autres pays.
Les sociétés modernes étaient « solides » au sens où elles avaient, depuis le siècle des Lumières, des projets collectifs assurant leur cohésion et leur marche historique. L’objectif commun de penseurs aussi différents que Voltaire, Rousseau, Marx ou Bakounine étaient la construction rationnelle d’une société qui pourrait être finalement juste et en sécurité. La société a commencé à devenir « liquide », selon Bauman, quand cet horizon s’est effacé avec l’avènement de la mondialisation. Ce qui domine désormais n’est plus la sécurité collective mais la liberté de l’individu, sous la forme notamment de la consommation (l’art de vivre est un art de consommer), des rôles interchangeables (professionnels ou sexuels), de la flexibilité universelle (des emplois comme des valeurs).
Ce qui a fait le succès de nombreux livres de Zygmunt Bauman sur ces thèmes – tels que L’amour liquide (Editions du Rouergue, 2004), La vie liquide (Le Rouergue-Chambon, 2006), Le présent liquide (Seuil, 2007) – c’est aussi son sens aigu de l’observation des comportements quotidiens. Il décortiquait des pratiques aussi triviales, en apparence, que le shopping, la télé-réalité, le speed-dating, pour en extraire les dispositifs internes et y trouver les traits révélateurs d’une transformation profonde de la civilisation. Cette métamorphose va toujours dans le même sens, celui d’une « jetabilité » croissante des objets, des activités, mais aussi des êtres humains, des sentiments, des normes. Ce monde « liquide » se révèle donc, avec Bauman, aussi inhumain qu’inconstant.
C’est seulement une fois retraité, après 1990, que le penseur a approfondi ce diagnostic et a connu, sur le tard, une notoriété mondiale. Sans doute sa longue vie antérieure peut-elle permettre d’éclairer différemment les livres de cette dernière période. Car son parcours biographique fut pour le moins mouvementé, sinon franchement romanesque. A quinze ans, le jeune polonais, fuyant les persécutions qui menacent les juifs, trouve refuge avec sa famille en Union Soviétique. Il s’engage dans l’Armée Rouge, devient commissaire politique à vingt ans à peine, participe notamment à la bataille de Berlin, et revient en Pologne comme officier sous uniforme russe. Membre du Parti, et sincèrement communiste, il travaille après guerre pour le renseignement militaire, poursuit ses études de philosophie et devient, en 1954, professeur à Varsovie. Ses travaux, clairement marxistes à cette époque, prennent progressivement une tournure plus critique envers l’orthodoxie et s’inscrivent dans la mouvance humaniste.
1968 marque une rupture dans son parcours, sans rapport avec la contestation étudiante. Une campagne antisémite, organisée par le régime polonais après la guerre des Six-Jours, chasse en effet Bauman de son poste. Sa femme, Janina Bauman, rescapée du ghetto de Varsovie, perd également son travail. Ils partent s’installer en Israël, où ils resteront trois ans avant de s’installer au Royaume Uni. C’est à l’université de Leeds qu’enseignera Zigmunt Bauman, à partir de 1973 et jusqu’à sa retraite. Il commence alors à élaborer une critique aiguë de la modernité et de son projet politique totalitaire, à travers des livres comme La décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes (Chambon-Actes Sud, 2007), Modernité et Holocauste (Complexe, 2008).
Sans doute la longueur et la densité de ce parcours ont-elles pu fournir à sa dernière approche, celle de la « société liquide », l’extraordinaire liberté de ton et de regard qui l’a rendu célèbre. Comme si la traversée de tant d’épreuves, d’illusions, de désillusions, de doctrines et d’abandons lui avait permis de ne plus se fier qu’à l’observation sensible et aiguisée des comportements, et aux constats qu’on peut en tirer, même quand ils sont noirs. Au terme d’un périple éprouvant, Zigmunt Bauman avait trouvé le chemin courageux d’une pensée libre et lucide, sans doute l’une des plus révélatrice de ce qu’est notre époque.
Lui, il le rappelait volontiers, était d’un autre temps – solide… – où les amours ne se déliaient pas d’un clic, où l’on n’attendait pas qu’une application résolve toute question, où l’on savait devoir attendre et travailler. Il était aussi d’une élégance humaine exquise, faite d’attention et de politesse. Je l’avais constaté en lui rendant visite, en 2010, en compagnie de Monique Atlan, pour notre enquête intitulée Humain. Dans son petit cottage à côté de Leeds, entouré d’un jardin qu’il disait « darwinien » (les plantes les plus résistantes étouffaient les autres…), il avait préparé seul, à 88 ans, toutes sortes de simples gourmandises pour hôtes de passage.
Ce jour-là, il avait surtout parlé des exclus, du fait que « la planète est pleine » comme il l’écrit dans Vies perdues. La modernité et ses exclus (Rivages, 2009), ce qui ne veut pas dire que la planète est saturée par la démographie humaine, mais qu’il n’existe plus de territoire où exclus et persécutés puissent se réfugier. Tous sont assignés à résidence, parqués, occultés. La mondialisation a cette face sombre : la multiplication de rebuts humains que personne ne veut plus prendre en compte. Il faut lire ce livre, comme la plupart de ceux de Zigmunt Bauman, pour une seule et même raison : rencontrer une éthique contemporaine sans dogme et sans concession.